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Il finit à temps pour échapper à la nécessité d'une éclatante rupture avec le pape : la condamnation portée jadis contre Baïus venait d'être renouvelée à Rome, à l'occasion de l'Augustinus (juin 1643). Saint-Cyran eût ouvertement soutenu le choc : ses disciples ne se trouvèrent ni cette autorité, ni cette audace. Ils gagnèrent du temps, éludèrent la bulle, dont les termes étaient assez vagues, tâchèrent de ramener le saint-père à une interprétation favorable, et continuèrent les hostilités contre la société de Jésus. Port-Royal leur avait assuré un point d'appui parmi les femmes ils commencèrent à disputer les enfants aux jésuites; ce fut là le but de la fondation de ces petites écoles, où fut élevé Racine, et de ces travaux d'enseignement, qui surpassèrent tout ce qu'on avait vu et qu'on n'a pu que continuer dignement, tels que les méthodes pour les langues grecque, latine, italienne, espagnole, mais surtout la grammaire, et, quelques années plus tard, la logique, ces deux chefs-d'œuvre d'Arnaud et de Nicole. Port-Royal se fit ainsi le suppléant de l'Académie française, qui ne sortit pas de son dictionnaire. Il semble surprenant que ces puissants instruments aient été fournis à l'enseignement littéraire par une institution dont les fondateurs avaient réprouvé le principe même de l'art et de la littérature; mais, d'abord, le caractère de ces œuvres classiques est éminemment moral et opposé au principe de l'art pour l'art ; dans la rhétorique de Port-Royal, la parole n'est plus son but à elle-même comme dans la rhétorique des anciens; la parole sert à trouver le vrai, non plus le vraisemblable, la réalité, non l'apparence; « l'emploi de cette méthode, >> comme on l'a dit avec beaucoup de sens, « est le commencement de la vertu. » De même, la logique n'est plus ici l'art de raisonner, l'art de penser, et non pas seulement

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de penser juste, mais de penser honnêtement; le cœur s'y fortifie en même temps que l'esprit'.

Cette explication ne serait pas suffisante, si l'on n'ajoutait qu'un élément étranger avait pénétré à Port-Royal. Au milieu et en dehors de leurs combats, jésuites et jansénistes avaient vu naître et grandir une force immense qui remplissait le monde intellectuel. Les jésuites hésitaient encore en face de Descartes. Port-Royal fut envahi Arnaud, honoré de l'amitié du grand homme, et pénétré de ce qu'il y avait de vraiment religieux dans la métaphysique nouvelle, essaya de concilier ses deux maîtres Saint-Cyran et Descartes, et introduisit l'esprit du Discours de la Méthode dans l'enseignement de Port-Royal. Quant à la méthode, aidé par l'antipathie du jansénisme pour la vieille scolastique, Arnaud n'éprouva point d'obstacle. Il n'en fut même pour le reste. Les vrais jansénistes, sans savoir encore bien nettement à quel point Descartes était fondamentalement incompatible avec Jansénius, sentaient que, si le philosophe était religieux, ce n'était point à leur façon : ils entrevoyaient, derrière la raison pure; la libre volonté, leur ennemie. Ils condamnaient, au fond, la philosophie comme l'art : « M. Descartes, » disait Lemaistre de Saci, le jeune frère d'Antoine Lemaistre3, « M. Descartes est, à l'égard d'Aristote, comme un voleur qui en vient tuer un autre et lui enlever ses dépouilies. » Le mot est caracté

pas

de

1 Voyez, à ce sujet, les observations judicieuses de M. Nisard, dans un trésbon chapitre sur Pascal; Hist. de la Littérature française, t. II, p. 474, et p. 287-288.

2 Pendant qu'Arnaud, Nicole et Lancelot travaillaient aux livres classiques, Saci commençait sa traduction de la Bible, œuvre où l'onction ne supplée pas complètement à une science insuffisante. Arnauld d'Andilli, l'aîné de tous les Arnaud, traduisait les Confessions de saint Augustin, rassemblait les Vies des Pères du désert, etc. On l'a surnommé le Rollin de Port-Royal, à cause de la douceur et de l'éloquente simplicité de son style.

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ristique. Tout chef de secte philosophique était réputé étranger et ennemi. Port-Royal resta en majorité dans ces sentiments, et Arnaud et Nicole eurent grand'peine, plus tard, à empêcher une coalition ouverte avec les jésuites contre le cartésianisme.

Ces divergences intérieures n'empêchaient pas l'union contre les périls du dehors. L'orage grondait de toutes parts. Les jésuites travaillaient à se venger du livre de la Fréquente communion, et, jugeant avec sagacité où était le côté vulnérable de leurs adversaires, soulevaient les évêques et la Sorbonne contre les exagérations de Jansenius, et préparaient un grand coup à Rome. Ce fut sur ces entrefaites que survint à Port-Royal un formidable auxiliaire dès que paraît ce nouveau venu, tout s'efface, on ne peut plus détacher ses yeux de cette grande figure qui se lève au pôle opposé à celui où s'est levé Descartes. On sent que Pascal est le complément nécessaire de l'apôtre de la raison pure; que ces hommes représentent à eux deux le génie entier de la France!

Quel douloureux contraste cependant entre leurs deux existences! Comme l'un des deux a eu la pleine possession de lui-même ! comme il a usé, avec une liberté souveraine, de tout ce que Dieu lui avait donné, et que l'autre, hélas ! ballotté par une éternelle tempête, a été loin d'atteindre ces temples sereins des sages, où siégeait son rival dans une tranquille majesté !

Dès sa naissance, Blaise Pascal est environné d'étranges mystères ce ne sont pas, comme aux beaux jours de la Grèce, les Muses qui envoient les abeilles déposer leur miel sur les lèvres de l'enfant consacré au dieu de l'élo

quence c'est un démon malfaisant qui couvre de ses noires ailes le berceau de la victime prédestinée. L'enfant

languissait d'un mal inconnu on soupçonne une vieille femme de l'avoir ensorcelé; on la force de transporter le sort sur un animal; la bête meurt, l'enfant guérit. Il dut rester de cette sombre aventure des impressions ineffaçables dans l'esprit du jeune Pascal'.

L'enfant cependant crût, et développa, avec une précocité inouïe, une des plus riches natures qui eussent jamais paru parmi les hommes. Vivacité et profondeur d'esprit, exquise sensibilité, réflexion et spontanéité, raisonnement et observation, aptitude à saisir tout à la fois l'idée en métaphysicien et l'image en artiste, il avait tout, excepté ce sage tempérament qui nous apprend à maintenir l'équi libre en nous-mêmes.

Blaise Pascal n'eut d'autre maître que son père, magistrat et mathématicien distingué, qui appartenait, comme les Arnaud, à la haute bourgeoisie d'Auvergne : le mâle génie des montagnes avait enfanté ces races puissantes parmi les laves des volcans éteints. Descartes n'avait été précoce que pour lui-mène et à l'insu du monde; Pascal se révéla dès l'enfance; « il vouloit savoir la raison de toutes choses,» rapporte sa sœur, madame Perier: « la vérité a toujours été le seul objet de son esprit..... jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connoissance. » Dès l'âge de douze ans, il avait écrit, d'après ses propres expériences, un petit traité des sons (en 1655 : il était né à Clermont, le 19 juin 1623). Il ne tarda pas à faire quelque chose de bien plus extraordinaire. Son père, esprit vigoureux et systématique, l'élevait d'après une sorte de méthode à priori, et s'était imposé de maintenir toujours l'enfant

1 Mémoires sur la vie de M. Pascal, par mademoiselle Marguerite Perrier, sa nièce; fragment publié par M. Cousin dans son livre des Pensées de Pascal; 1843, p. 390.

au-dessus de son ouvrage, c'est-à-dire qu'il lui enseignait les principes des choses avant les choses elles-mêmes; ainsi, il lui démontra les bases des langues et de la grammaire générale, avant de l'appliquer au latin et au grec : il lui interdit ensuite l'étude des mathématiques, jusqu'à ee qu'il sût les langues anciennes; mais l'esprit de l'enfant s'élançait avec une force irrésistible vers les hautes sciences. Sur cette simple définition de la géométrie, « que c'était le moyen de faire des figures justes et de trouver les proportions qu'elles avaient entre elles,» il découvrit tout seul, à ses heures de récréation, les premiers éléments de cette science, et en commença l'application. Son père, un jour, le surprit occupé à se démontrer la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide, sans qu'il se doutât qu'Euclide eût jamais existé.

Ce fut ainsi qu'il conquit le droit d'étudier les mathématiques, comme délassement, avec la logique, la physique et la mécanique; mais rien n'était délassement, tout était passion chez lui! La soif du savoir allumait dans son sein une fièvre ardente; l'idée était en lui, non pas seulement une lumière qui éclaire, mais un feu qui dévore. Les sciences exactes eurent la possession à peu près exclusive de son esprit, pendant toute cette adolescence qui fut pour le grand homme naissant comme une première et déjà si féconde maturité. En 1639, il compose son traité des sections coniques, que Descartes ne voulut jamais croire l'œuvre d'un enfant de seize ans. En 1642, il invente la fameuse machine arithmétique, qui réduit toute espèce de calcul à une opération mécanique, exécutable par la personne la plus étrangère à l'étude des nombres. C'est une des plus belles applications de la haute idée qui pousse l'homme à rejeter sur des instruments mécaniques la plus grande partie possible

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