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de son travail, afin de réserver ses efforts et son temps pour la partie vraiment intellectuelle de la science.

Fruits précieux, mais trop hâtifs d'une jeune plante qu'une sève surabondante consume par l'excès même de la vie! Déjà l'esprit infatigable et sans pitié épuise ce corps frêle, qui réclame en vain sa part légitime dans le développement de l'existence. La prudence d'un père, enivré, épouvanté du génie de son fils, s'est laissé fatalement surprendre. Déjà l'organisme de l'enfant est profondément ébranlé depuis l'âge de dix-huit ans, selon son propre témoignage, Pascal ne passa pas un seul jour sans douleur!

Pas un seul jour non plus, la douleur n'abattit cette âme héroïque. La douleur fut comme un aiguillon qui l'excita à sonder les mystères de la destinée humaine. Les abstractions mathématiques et les phénomènes physiques ne furent pas longtemps pour Pascal une nourriture suffisante. Tout en poursuivant ardemment ses calculs et ses expériences, il aborda la philosophie par Epictète et par Montaigne, par la morale stoïque et par le doute universel. L'impression de Montaigne fut sur lui terrible. Pour se mettre en harmonie avec la philosophie des Essais, il faut un cœur sans orages, une âme que n'assiége pas la recherche anxieuse des causes et de la fin, un corps sain et indulgent à luimême, une bienveillance un peu quiétiste, qui plaigne les misères humaines et s'y résigne. Quel contraste avec cet esprit qui veut atteindre à tout prix la solution de tout problème, dont les communications avec le monde physique sont déjà troublées par la souffrance, qui ressent en soi, comme le Christ, toutes les douleurs de ses frères, que le spectacle de l'injustice et de l'oppression transporte ! Le doute profond de Montaigne pénétra Pascal comme un trait

empoisonné..... Il ne put jamais l'arracher entièrement de son sein.

C'était pourtant le moment où Descartes, faisant sortir du doute même un dogmatisme si magnifique, croyait en avoir fini pour jamais avec le scepticisme. Pourquoi Pascal ne se réfugia-t-il pas sous l'aile protectrice de cet ange de vérité?... Ceux qui lui ont reproché de ne s'être pas soumis à Descartes, n'ont pas compris que là était précisément sa vraie grandeur. C'est qu'il représentait, lui, l'élément qu'avait méconnu Descartes; c'est qu'il sentait l'insuffisance de la raison pure et la nécessité de rendre au sentiment sa part dans la construction de l'édifice universel. Quelle est cette part? quelle est la limite, ou plutôt le point de jonction du sentiment et de la raison? C'est là ce qu'il n'a malheureusement pas su déterminer : il est mort à la peine! mais sa résistance au cartésianisme, si exagérée, si erronée qu'elle ait pu devenir, n'en a pas moins été légitime en principe.

La tempête grondait dans son âme; sa pensée flottait comme une barque sans gouvernail sur les vagues soulevées. Il avait vingt-trois ans, l'âge auquel Descartes avait trouvé l'immortelle méthode et réglé souverainement sa vie, lorsqu'on lui mit entre les mains les livres de SaintCyran et le discours de Jansénius sur la Réformation de l'homme intérieur. C'est là que le dur réformateur condamne tour à tour la volupté des sens et la curiosité de l'esprit, le vain désir de savoir, la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point. Les stoïques, par ce fond de tristesse austère qui caractérise leur doctrine, éclose dans la décadence de la société hellénique, et aussi par les devoirs excessifs et l'esprit de détachement qu'ils imposent à l'homme, avaient préparé Pascal à ces sombres croyances;

T. XIII.

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frappé d'une commotion soudaine, irrésistible, il se précipite dans les bras de Jansenius pour échapper à Montaigne (1646); il se jette dans la dévotion ascétique avec tout l'emportement de sa nature, il y entraîne sa famille ; il pousse sa jeune sœur Jacqueline, cette noble et charmante créature, si brillante d'esprit, de grâce et d'énergie, a renoncer au mariage; il répète, après l'évêque d'Ypres, que «les sciences abstraites ne sont pas propres à l'homme : -Je m'égarois plus de ma condition en y pénétrant, que les autres en les ignorant!.... »

Le génie scientifique que Dieu avait mis dans son sein ne pouvait se laisser étouffer sans résistance, et réagit après la première surprise. Ce fut alors une lutte déplorable et contre nature entre la soif du vrai et l'amour du bien, ces deux puissances dont la divine harmonie est le principe même de la vie véritable. La science reprit le cours de ses conquêtes, disputées pied à pied par la dévotion. A ces années douloureuses appartiennent les célèbres expériences sur le vide barométrique, qui confirmèrent l'expérience de Toricelli sur la réalité de la pesanteur de l'air, enseignée à priori par Descartes, expliquèrent par ce principe une foule de phénomènes importants, donnèrent le moyen de mesurer, avec le baromètre, la hauteur des montagnes, et amenèrent Pascal à compléter la découverte des lois de l'équilibre des fluides (1646—1648). L'extrême tension de l'esprit, jointe aux combats incessants ds l'âme, épuisa enfin, non pas le courage, mais les organes de l'illustre et malheureux jeune homme. Sa tète se brisait, des spasmes contractaient sa gorge, ses membres inférieurs furent frappés d'une sorte de paralysie.

Il se rétablit il revint, non point à un état de santé normal, qu'il ne devait jamais connaître, mais à un état

supportable. Durant sa longue convalescence, une modification remarquable s'opéra en lui. Sans changer, au fond, de sentiments religieux, il s'éloignait peu à peu de l'ascétisme pratique. Il rentrait dans la vie générale, et se partageait entre le monde et la science. Il semble qu'on respire avec lui en entrant dans cette nouvelle et brillante phase de sa vie. On le voit signaler tour à tour son génie en ouvrant des voies nouvelles à la théorie des nombres, et son amour de l'humanité en appliquant la mécanique à des inventions éminemment utiles et populaires. Tantôt il invente le baquet (la petite charrette à bascule) et la brouette, destinés à épargner tant de fatigues aux classes laborieuses1; tantôt

il

pose à Fermat, sous le nom de règle des partis ou des chances, les premiers problèmes du calcul des probabitités, glorieuse conquête de la science mathématique sur le hasard, qui n'est que la somme de toutes nos ignorances et qui fait un pas en arrière à mesure que la connaissance fait un pas en avant. Les anciens n'avaient qu'accidentellement songé à calculer sur des possibles. Il venait de résumer ses expériences et ses opinions sur la physique dans un Traité du vide, dont on n'a conservé que le résumé, publié sous un autre titre, quelques fragments, et une préface; cette préface est un monument philosophique de la plus haute importance. C'est là qu'il établit, après Bacon et Descartes, la distinction entre le domaine de l'autorité et celui de la

1 C'est à lui qu'appartient aussi l'idée des voitures omnibus, qui ont mis à la portée du peuple, dans l'intérieur et autour des grandes villes, les moyens de transport rapides et sans fatigue qui étaient le luxe des riches. Les carrosses à cinq sous, imaginés par Pascal, ne purent réussir de son temps, et durent attendre, pour reparaître, une époque plus démocratique. Le savant M. de Monmerqué a publié, sur ce sujet une curieuse brochure en 1828.

2 Les travaux féconds de Pascal sur la cycloide ou roulette, ce problème dont les géomètres du dix-septième siècle tirèrent tant de résultats importants, appartiennent 1à une époque postérieure.

raison Descartes n'avait laissé à l'autorité que la théologie révélée; Pascal lui donne, avec la théologie entière, considérée exclusivement au point de vue traditionnel, tout ce qui appartient à la mémoire, à l'histoire : il accorde à la raison tout ce qui tombe sous le raisonnement ou sous les sens, les mathématiques et la physique. Il ne nomme même pas la métaphysique, signe qu'il retourne sur le terrain de Bacon, ce dont on est plus assuré encore quand on le voit, après avoir assigné l'expérience pour seul principe à la physique, méconnaître les idées générales, et s'unir à Gassendi contre Descartes en faveur du vide, sans distinguer le vide relatif du vide absolu.

Mais là n'est pas le cachet de ce morceau si justement fameux. Là où éclate la vraie grandeur de Pascal, c'est dans son admirable conception du développement des sciences qui constituent, suivant lui, le domaine de la raison et de l'expérience. L'antiquité orientale, abîmée dans l'infini, n'avait pas cherché ; la Grèce, dans sa trop rapide existence, n'avait pu trouver la véritable loi du développement de la vie, ce qu'il est permis aujourd'hui de nommer le dogme du progrès et de la perfectibilité. Depuis le moyen âge, l'esprit vivifiant du christianisme, le grand spectacle de la formation graduelle des dogmes dans l'Église, avait aidé à éclore les premiers germes de cette idée, qui devait remplir le monde et régner sur les temps nouveaux. C'est d'abord comme une aurore qui luit çà et là dans de généreux esprits. La perfectibilité du genre humain devait se révéler d'abord dans le développement des sciences exactes et naturelles, où la loi du progrès se manifeste avec le plus d'évidence et de simplicité: aussi est-ce dans cette sphère que l'ancien Bacon (Roger) profère, dès le treizième siècle, des paroles prophétiques, que répète l'autre Bacon, bien des

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