Images de page
PDF
ePub

de macérations; elle entre à Port-Royal, et c'est elle qui, bientôt, loin de revenir au monde avec son frère, doit entraîner son frère au désert.

Le rayon remonte au ciel : l'amertume et le deuil resserrent déjà ce cœur un moment épanoui. On ne sait rien du drame intime qui amena la catastrophe. Sans doute, le préjugé du rang sépara ceux que la nature avait unis, et les rêves de bonheur furent étouffés au dedans, sans bruit, sans plainte, sans que le monde en sût rien. Il y eut là, pour Pascal, une éqoque de transition pleine de douleurs et de ténèbres, après laquelle on retrouve son âme encore une fois et pour la dernière fois transformée. Il revient à la dévotion ascétique, non par la logique, mais par le cœur c'est comme un port qui s'offre à sa nef brisée. Après quelques mois de fluctuations, un soir, il est pris d'une extase qui décide du reste de sa vie. C'était aussi dans l'extase que Descartes s'était voué à la recherche de la vérité; mais le Dieu qui apparut à Descartes était le Dieu de la raison : le Dieu qui répondit à Pascal fut celui de la tradition et du sentiment.

Après sa mort, on trouva sur sa poitrine un papier qui ne le quittait jamais : ce papier portait la date du 23 novembre 1654, et quelques mots entrecoupés...

« Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants...

<< Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix!

<«< Oubli du monde et de tout, hormis Dieu... « Joie, joie, pleurs de joie!

1 L'anecdote de Pabime que Pascal voyait, dit-on, sans cesse à ses côtés, n'est qu'un de ces symboles comme il s'en fait toujours sur les grands hommes. L'accident du pont de Neui li est vrai; mais on a exagéré l'importance: lors même que Pascal n'eût pas failli se noyer à Neuilli, il n'en eût pas moins été entraîné à Port-Royal; cet événement put seulement accélérer sa résolution.

[ocr errors]

« Jésus-Christ! Jésus-Christ!... »

Par quelle route qu'on arrive à Dieu, fût-ce par celle de la plus dure théologie, dès qu'on l'atteint et qu'on se sent enveloppé dans sa grâce, on y doit en effet trouver la joie et la paix, au moins tant qu'on ne retombe pas sur la terre!

Vers le même âge où Descartes s'était retiré du monde pour se consacrer tout entier à la science, Pascal dit adieu à la science pour s'ensevelir dans la vie pénitente des solitaires de Port-Royal'. Il fit désormais deux parts de sa vie, l'une pour la pratique d'un ascétisme poussé logiquement aux dernières rigueurs, mais associé à une admirable charité envers les pauvres; l'autre, pour la polémique au profit de sa foi. Grâce à ce partage qu'il fit de lui-même, le monde ne fut pas entièrement privé des fruits de son génie, qui ne fit que changer d'emploi, et la haute littérature théologique gagna ce que perdirent les sciences.

Au moment où Pascal s'associa aux disciples de SaintCyran, Port-Royal était en extrême péril. La bulle d'Urbain VIII (1643) n'avait rien spécifié, en renouvelant contre l'Augustinus les anciennes condamnations portées contre Baïus. On avait pu discuter, prétendre que le pape avait été surpris, défendre saint Augustin dans Jansénius. Le parti opposé sentit qu'il fallait préciser l'attaque. Les jésuites firent si bien, que quatre-vingt-cinq évêques français signèrent, les uns après les autres, une lettre où l'on

1 Il ne put toutefois se dégager des affections du monde jusqu'au point de souffrir que celle qui n'avait pu être à lui appartînt à un autre qu'à Dieu : il attira dans le cloître mademoiselle de Roannez; on a conservé une partie de leur correspondance, toute religieuse, mais sous l'austérité de laquelle on sent la tendresse. On remarque, dans une des lettres de Pascal, cette phrase tristement significative: « La paix ne sera parfaite que quand le corps sera détruit ! » Pensées de Pascal, édit. Faugère, 1. 1, p. 43.

?

dénonçait au pape Innocent X, qui avait succédé, en 1644, à Urbain VIII, cinq propositions extraites, disait-on, du livre de Jansénius et résumant toute sa doctrine.

Le sens de ces propositions devenues si fameuses, était :

Que les commandements de Dieu ne sont pas toujours possibles aux justes, la grâce, sans laquelle on ne peut rien, leur manquant parfois;

Que la grâce est irrésistible :-Que l'homme n'a pas le choix entre lui résister et lui obéir;

Que l'homme n'a pas la liberté opposée à la nécessité (la nécessité étant distinguée de la contrainte);

Que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés.

Une quinzaine d'évêques écrivirent à Rome en sens inverse de leurs confrères, et attaquèrent, de leur côté, le molinisme. Des députés furent envoyés de part et d'autre. Après d'assez longs délais, Innnocent X condamna les cinq propositions (27 mai 1653). Le gouvernement français n'aimait pas les jansénistes: La reine Anne d'Autriche et le cardinal Mazarin reprochaient à Port-Royal sa liaison avec quelques chefs de la Fronde, et avaient des motifs de ménager le pape. La cour aidant, les évêques et la Sorbonne recurent la bulle.

Les jésuites, transportés d'allégresse, fêtèrent la victoire dans leurs colléges, par des farces où ils représentaient Jansénius emporté par les diables. Les jansénistes étaient fort abattus. Personne d'entre eux n'osa défendre les propositions condamnées : ils ne s'avouaient pas nettement à eux-mêmes ces conséquences dernières de la voie étroite. Antoine Arnaud, qui représentait en quelque sorte PortRoyal au-dehors, comme Singlin, Saci et la mère Angé

lique le gouvernaient au dedans, Antoine Arnaud soutint, non pas que les propositions étaient orthodoxes, mais qu'elles n'étaient pas dans le livre de Jansénius. Dès lors, le débat, réduit à un point de fait, perdit toute sa grandeur, et le jansénisme, qui avait débuté avec tant de majesté, s'engagea, à son tour, dans un labyrinthe d'équivoques et de subtilités où il devait finalement périr. Ce n'était qu'à force de franchise et d'audace que ceux qui voulaient relever, comme ils le disaient, la folie de la croix, pouvaient maintenir leur entreprise. Or, les cinq propositions, si elles ne sont pas en propres termes dans le livre de Jansénius, y sont en esprit : « elles sont l'âme du livre, » suivant un témoignage décisif en cette matière, celui de Bossuet 1. Arnaud fut cité devant la Sorbonne, comme téméraire, pour avoir nié que les propositions fussent dans Jansénius, comme hérétique, pour avoir renouvelé, en d'autres termes, la première des cinq propositions (les termes qu'il avait employés étaient de saint Jean Chrysostôme et de saint Augustin). Les jacobins, les thomistes, qui avaient autrefois si vivement combattu les jésuites, et dont les opinions, au fond, n'étaient pas fort éloignées de celles des jansénistes, firent défection. Arnaud fut condamné, à la suite de séances orageuses qui amenèrent la dislocation de la Sorbonne. Plus de soixante-dix docteurs quittèrent la Faculté de théologie plutôt que de souscrire une condam

1 Lettre au maréchal de Bellefonds.

2 Les jésuites auraient voulu davantage : ils prétendaient qu'Arnaud fût déclaré hérétique pour avoir révoqué en doute l'assertion du pape sur l'existence des cinq propositions chez Jansénius; c'est-à-dire qu'ils prétendaient le pape infaillible en droit et en fait, laissant bien loin derrièrejeux les plus énormes témérités de l'ultramontanisme du moyen âge, et cela quand la papauté s'était vue réduite à désavouer ses fausses décrétales par l'organe de Baronius et de Bellarmin même, et à la veille du jour où elle allait être obligée de faire amende honorable à Galilée vietorieux !

Sans doute, ces maximes n'étaient point universelles parmi les écrivains de la compagnie; on ne les eût certes pas rencontrées chez les fondateurs ni chez leurs premiers disciples; mais elles se multipliaient dans des proportions toujours plus effrayantes chez les casuistes, à mesure qu'ils s'éloignaient de la première génération on voit accumulés, dans les citations de Pascal, les noms les plus éminents, Suarez, dont le traité de Legibus n'a pas été jugé indigne d'être mis en parallèle avec l'œuvre de Grotius, Vasquez, Sanchez, Emmanuel Sà, Busenbaum, Molina, qui a donné son nom à la doctrine de la Société sur la grâce, et, spécialement, les confesseurs des princes de la maison d'Autriche. de l'empereur et des archiducs, instigateurs impitoyables de la Guerre de Trente Ans. Escobar, qui est devenu pour la postérité la personnification de cette morale, n'est que le compilateur d'une multitude de ses confrères.

Les choses, ici, étaient assez éloquentes d'elles-mêmes: qu'on juge de ce qu'y dut ajouter l'éloquence inouïe des Lettres Provinciales; cette longue et sanglante ironie éclatant à la fin en indignation foudroyante; cette dialectique railleuse enlaçant, étouffant l'adversaire dans des lacs inconnus au vieil art de l'école! La plume de Pascal est tour à tour un stylet et une massue. Sa langue, forte, souple et brillante comme l'acier, est créée exprès pour les Provinciales, comme la langue de Descartes l'avait été pour le Discours de la Méthode: la phrase de Descartes, dans son tour simple et majestueux, est encore un peu longue et chargée d'incidences à la manière latine; la phrase de Pascal est aussi rapide que l'éclair du glaive; le progrès est incontestable sous le rapport de l'art; l'homme du sentiment devait être plus artiste que l'homme de la raison

« PrécédentContinuer »