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pure. Il n'y a plus, dans Pascal, ni pour les tours ni pour les mots, rien à ajouter, rien à retrancher le français est fixé, autant qu'une langue peut l'être; c'est-à-dire qu'il a atteint la plus haute perfection dont il soit susceptible.

Il serait impossible de décrire l'effet de ce coup de foudre. Tout l'empire d'opinion conquis par les jésuites en un siècle fut perdu en un jour. La partie la plus estimable de la noblesse, et toute cette bourgeoisie éclairée et lettrée, qui prenait alors un si puissant essor intellectuel, devinrent à jamais hostiles à la Société, et se firent, non pas jansénistes, mais alliés des jansénistes contre l'ennemi commun les parlementaires ne devaient jamais rompre l'alliance. Les noms de jésuitisme et d'escobarderie devinrent, dans la langue usuelle, synonymes de fraude et de mensonge : ce sont là de ces mots qui tuent les choses!

Les jésuites, à la fois abasourdis et furieux de la clameur immense qui s'éleva contre eux, perdirent la tête, et au lieu de laisser passer l'orage, essayèrent de lui faire face et de soutenir leurs docteurs. C'était combler les voeux de leurs adversaires. L'Apologie des casuistes, dénoncée par les curés de Paris et de Rouen, fut censurée par la Sorbonne, tout épurée qu'eût été cette Faculté par la retraite de tant de docteurs anti-jésuites. Ce fut une terrible revanche de la condamnation d'Arnaud. Un grand nombre d'évêques suivirent cet exemple, et Rome elle-même, quoi qu'il lui en coûtât, n'osa rester neutre comme elle avait fait jadis entre Molina et les thomistes. L'inquisition romaine condamna l'Apologie des casuistes, puis quarante-cinq de leurs propositions furent frappées d'anathème par pape Alexandre VII, qui venait de succéder, en 1656, à Innocent X. Plusieurs autres condamnations analogues

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furent prononcées dans l'espace de quelques années'.

La défaite fut décisive et irréparable. Les jésuites durent abandonner la théorie, soit qu'ils se réservassent ou non la pratique. Ayant échoué dans la création d'un système nouveau, ils retombèrent dans le fait pur, dans la vie au jour le jour, cherchant le pouvoir pour le pouvoir lui-même, non plus pour le triomphe d'une idée, pouvant bien être encore une faction, une coalition d'intérêts et d'ambitions, mais non plus une grande secte religieuse. Leur discipline même se relâcha au dernier point: leur unité disparut, au moins pour un temps; un grand nombre se jetèrent dans la vie de lucre et de jouissances matérielles, et ne songèrent plus qu'à augmenter les richesses de la Société, en faisant de leurs monastères des maisons de commerce, de banque et d'industrie; d'autres se maintinrent auprès des princes et des grands à titre de confesseurs complaisants; les plus violents continuèrent une guerre haineuse et implacable contre ces jansénistes qu'ils voulaient au moins entraîner dans leur chute; les plus délicats se vouèrent à la littérature avec un succès qui ralentit la décadence de la compagnie; les plus sé rieux et les plus moraux firent sincèrement de la théologie, chacun pour leur compte, quelques-uns même dans le sens le plus sévère; tandis qu'à Rome le général Oliva et son entourage vivaient dans une mollesse épicurienne, Bourdaloue, à Paris, parlait et agissait presque comme les jansénistes 2.

La déroute des jésuites ne rachetait pas le jansénisme de sa condamnation, mais lui valut au moins quelque ré

1 J. Racine, Abrégé de l'Hist. de Port-Royal; édition Didot, 1805, t. IV, p. 197-200.

* Voyez L. Ranke, Hist. de la Papauté, t. IV, liv. VIII, § 11-12-15.

pit. Alexandre VII avait renouvelé la bulle d'Innocent X, et le jeune roi Louis XIV était allé en personne enjoindre au parlement d'enregistrer la constitution papale, accompagnée d'une déclaration royale qui obligeait tout ecclésiastique à jurer le formulaire dressé contre les Cing propositions de Jansenius. Le premier ministre Mazarin, après avoir donné cette satisfaction à la cour de Rome, ne poussa pas plus loin les choses, et ferma longtemps les yeux sur la non-exécution de la déclaration du roi. Un incident extraordinaire, la guérison réputée surnaturelle d'une nièce de Pascal, pensionnaire à Port-Royal, était encore venu en aide aux jansénistes, et avait fasciné l'imagination populaire; le ciel même avait semblé confirmer, par ce qu'on nomma le miracle de la sainte épine, la victoire des Provinciales 1.

Cet événement produisit sur Pascal une impression profonde, et contribua sans doute à faire naître dans son esprit un nouveau dessein bien plus vaste que celui des Provinciales. Tandis qu'Arnaud et Nicole préparaient, contre le calvinisme, le livre de la Perpétuité de la Foi dans l'Eucharistie, Pascal, après avoir terrassé les jésuites, songeait à se tourner contre d'autres adversaires. Une grave dissidence le séparait d'Arnaud et de Nicole : ceux-ci, avec plus de bon sens pratique que de logique, voulaient être à la fois jansénistes et cartésiens; Pascal, pénétré de l'esprit de Jansénius et de Saint-Cyran, sentait l'impossibilité de cette alliance; les autres acceptaient la métaphysique de Descartes; lui, n'accepta que la méthode. C'est que, d'une part, il n'admettait pas la légitimité des preuves de Dieu

1 Racine, Hist. de Port-Royal, p. 177. Mademoiselle Perier fut guérie subitement d'un mal d'yeux fort grave, après avoir touché une épine qu'on prétendait provenue de la couronne de Jésus-Christ.

données par la raison pure, et que, de l'autre, il voyait poindre, sous la doctrine de la raison pure, une morale, une notion de la vie, absolument opposées à la doctrine de la voie étroite, une théologie naturelle opposée à la théologie révélée telle qu'il la concevait. Arnaud et Nicole eussent voulu opposer la métaphysique rationnelle à l'athéisme et au matérialisme; lui, veut combattre à la fois le matérialisme et le rationalisme, l'athéisme et le déisme, qui se résolvent également à ses yeux dans le naturalisme opposé à la grâce. Si l'on accepte les preuves de Dieu par les lumières de la raison et par l'ordre et la beauté de la nature, que devient la déchéance absolue de l'homme et du monde? Il faut donc fonder tout l'édifice religieux et moral seulement sur deux bases, la révélation historique transmise traditionnellement, et le sentiment, récipient et instrument de la grâce, qui est une autre révélation renouvelée et immédiate.

Ce n'est pas néanmoins que la raison, suivant Pascal, doive s'anéantir dans une soumission aveugle ou dans un mysticisme déréglé : la raison est appelée à examiner les fondements de la vérité religieuse, c'est-à-dire la tradition et le sentiment; elle examine les preuves; elle ne les donne point; subalternisée sans être détruite, elle introduit dans le sanctuaire et n'y entre pas.

Il est indispensable, pour apprécier l'importance du rôle qu'a rempli Pascal, de distinguer la question de principe de la question d'application, en ce qui concerne le sentiment considéré comme criterium de vérité. Quoi qu'on pense de l'application qu'il en a faite, on doit reconnaitre qu'en revendiquant, même avec l'exagération inévitable dans toute réaction', les droits de cette grande faculté de

L'exagération de certaines maximes de Descartes excuse l'exagération contraire

l'âme humaine, il est resté philosophe, alors même qu'il attaquait une philosophie sublime, mais incomplète. C'est par là que les Pensées, ces fragments à la fois si lumineux et si sombres, demeurent dans la tradition intellectuelle de la France en face des Méditations. Il y a là parfois des axiomes aussi profonds que ceux de Descartes lui-même.

« L'impuissance de prouver est invincible au dogmatisme l'idée de la vérité est invincible au pyrrhonisme. La nature confond les pyrrhoniens : la raison confond les dogmatistes. »

On a vu qu'en effet le dogmatisme de la raison pure ne peut rien prouver hors du moi, ou tout au moins, si l'on admet qu'il prouve Dieu, il ne prouve pas le monde extérieur.

« Le cœur a ses raisons que le monde ne connaît pas. Le cœur aime l'être universel naturellement, et soi-même naturellement. C'est le cœur qui sent Dieu, et non la

raison. »

Pascal ajoute que c'est par le cœur, non par la raison, que nous connaissons les premiers principes sur lesquels reposent les sciences. Cette parole semble, au premier abord, bien étrange et bien paradoxale. C'est que Pascal attribue au cœur, au sentiment, tout ce qui ne se démontre pas, et les premiers principes sont indémontrables. Ce qu'on doit tout au moins lui accorder, c'est que l'existence du monde extérieur, objet des sciences, ne nous est assurée que par le sentiment.

Sa théorie aboutit à établir, d'après saint Augustin et saint Thomas, trois principes de connaissance, les sens, la raison et la foi, qui n'est que le sentiment appliqué à un

de Pascal. Descartes dit quelque part qu'on ne doit s'occuper que de ce dont on peut acquérir une connaissance adéquate.

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