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objet spécial, ayant chacun leurs objets séparés et leur certitude dans leurs limites respectives'; puis à fonder, sur les trois éléments correspondant à ces principes de connaissance, une sorte de hiérarchie, dans laquelle la vie char nelle forme le plus bas degré, la vie de l'esprit, le degré intermédiaire; la vie du cœur, autrement de charité ou de sagesse, le degré le plus élevé. Le mal a aussi sa hiérarchie corrélative; la concupiscence, la curiosité, l'orgueil 2.

Cette théorie, toutefois, plutôt indiquée que formulée, n'était pas le but direct de la grande œuvre que Pascal édifiait dans sa pensée. Ce qu'il méditait, ce n'était point une métaphysique contradictoire avec celle de Descartes, mais une apologie de la religion chrétienne, On n'en possède que le plan et de nombreuses pensées jetées sans ordre sur le papier à mesure qu'elles se présentaient à son esprit.

Pascal part du doute, comme Descartes et après Descartes, pour arriver, non pas à la certitude rationnelle, ainsi que son rival, mais à la conviction religieuse, et prétend, par une manœuvre hardie jusqu'à la témérité, tourner le scepticisme de son premier maître Montaigne contre la métaphysique rationnelle au profit de la foi. « Toute la foi consiste en Jésus-Christ et Adam: toute la morale, en la concupiscence et la grâce. »>

I suppose donc un homme qui soit dans un état d'ignorance et d'indifférence générale, et tire cet homme de cet état en l'obligeant à réfléchir sur lui-même et à se

1 C'est dans la XVIIIe Lettre au Provincial que se trouve cette formule, la même, au fond, qu'à proposée de nos jours M. Pierre Leroux, sous les termes de: Sensation, sentiment, connaissance.

2 Les mystiques modernes ont reproduit cette idée; les trois degrés sont la base de la doctrine de Swedenborg.

reconnaître dans un tableau fidèle de la condition humaine, avec toutes ses grandeurs et ses misères '.

Cet homme, sachant ce qu'il est, veut savoir d'où il vient et où il va. L'auteur l'adresse aux philosopbes. Leurs défauts, leurs contradictions, leurs erreurs lui montrent que ce n'est pas là où il s'en doit tenir.

Il parcourt ensuite cette infinité de religions qui ont rempli tout l'univers et tous les âges, et, reconnaissant que toutes ces religions ne sont remplies que de vanité, de folies, d'égarements et d'extravagances, il n'y rencontre rien encore qui le puisse satisfaire,

L'auteur l'amène enfin au peuple juif, et lui met en main le livre saint des Hébreux. Là se trouve le seul flambeau qui puisse dissiper toutes ces ténèbres. Là est l'explication de la grandeur et de la misère de l'homme, créé parfait et tombé, par sa faute, de sa perfection première dans une dégradation d'où il ne peut plus sortir que par une rédemption surnaturelle. L'auteur fait voir à son disciple l'annonce de cette rédemption dans l'Ecriture, discute les preuves historiques de la mission de Jésus-Christ, et conclut par la divinité du christianisme 2.

La grande et simple ordonnance de ce plan saisit fortement l'esprit. Les chrétiens rigides regardent encore aujourd'hui avec douleur cette enceinte à demi tracée d'un temple de géants, ces pierres éparses, ces colonnes à demi taillées et gisantes sur le sol; ils déplorent toujours que cette puissante citadelle de leur foi n'ait pu être élevée jusqu'au faîte. Qui ne regretterait, avec eux, un monument

1 Si l'homme ne connaît que sa grandeur, il s'enfle d'orgueil comme Épictėte; s'il ne connaît que sa misère, il se ravale comme Montaigne. C'est là une idée sur aquelle Pascal revient souvent. Ne faudrait-il pas substituer à grandeur et misère, nfini et fini?

? Voyez le plan de Pascal dans l'édit. Faugère, t. Jer, p, 372.

qui eût figuré parmi les chefs-d'œuvre impérissables du génie humain! Quel majestueux ensemble n'eussent pas enfanté cette profonde pénétration du cœur de l'homme, cette science des contrastes, qui est aux antithèses littéraires ce que l'idée est aux mois, cette originalité créatrice dans la pensée et dans l'image, et cette vigueur, cette souplesse, cette magnificence incomparable d'un style qui a, tout à la fois, la pureté du dessin le plus parfait et l'éclat de la plus splendide couleur, d'un style qui renferme tous les styles, et dont les grands écrivains des temps postérieurs n'ont guère fait que se partager et que développer les qualités diverses!...

N'y a-t-il point toutefois quelque illusion dans l'opinion que beaucoup de personnes se sont faite des résultats qu'aurait eus ce livre? L'admiration de la forme eût-elle entraîné l'adhésion au fond? Le somptueux édifice cut-il reposé sur des bases incontestées ?

En écartant les preuves de l'existence de Dieu par la raison et par la nature, Pascal s'était, comme on l'a vu, réduit à la tradition historique et au sentiment; or, sa base historique se dérobe sous lui.

Qu'est-ce que la tradition historique, entendue à la manière de Pascal, sinon une collection de faits? Quelle est la valeur d'une collection de faits sur un objet qui intéresse tout le genre humain, si cette collection ne repose sur l'entier dénombrement exigé par la méthode, c'est-à-dire si elle ne renferme tous les faits essentiels relatifs à l'objet en question? Or, cette condition manque absolument à Pascal. Il ne sait pas assez l'histoire des philosophies; il ne sait pas du tout l'histoire des religions, et c'est d'après quelques notions du paganisme hellénique et du mahométisme qu'il s'imagine être en droit de traiter

toutes les religions de la terre comme un amas d'erreurs et d'extravagances. Ce n'était pas sa faute. Les monuments des religions orientales étaient encore inconnus à l'Europe; mais cela prouve que son plan était inexécutable, puisqu'il n'avait pas les premières pierres de sa construction, et ne pouvait établir ses prémisses. Avec les connaissances actuelles, on l'arrêterait à chaque pas; on contesterait la plupart des assertions de fait sur lesquelles il s'appuie.

Ce n'est pas tout: eût-il même la tradition au complet, la tradition, en ce qui touche aux faits, ne saurait donner la certitude absolue, mais seulement la probabilité plus ou moins approchante de la certitude; c'est là ce que sait quiconque a étudié la manière dont se transmet la tradition; et l'on reconnaît, à des indices assurés, que Pascal le comprend et sent que cette base lui échappe.

Aura-t-il recours au sentiment?... Mais le sentiment ne peut servir de preuve que sur les points généraux où s'accorde la conscience du genre humain, comme sur l'existence de l'Être infini et du monde extérieur, sur certains dogmes naturels qui se retrouvent partout; et la conscience du genre humain n'est pas d'accord sur les points spéciaux où s'attache Pascal. Que d'objections! Avec quelle facilité on peut opposer une autre explication à son explication des mystères de la vie humaine! Son point de départ même, l'alternative où il place le sceptique mourant de tomber dans le néant ou dans les mains d'un Dieu irrité, est-il philosophiquement justifié? Si Pascal n'admet pas ces objections, il admet au moins l'insuffisance du sentiment individuel 1.

1 << Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment; mais l'un dit que mon sentiment est fantaisie; l'autre, que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir

Où arrive-t-il done? A soutenir que, l'homme ne pouvant, par les lumières naturelles, connaître ni ce qu'est Dieu, ni s'il est, puisqu'il n'a nul rapport à nous', il faut se décider pour la foi, parce qu'il y a plus de risque à ne pas croire qu'à croire. Il en vint à demander au calcul des probabilités, à l'arithmétique, ce qu'il a refusé à la raison et à la nature; à jouer l'ame humaine sur une carte d'après la règle des partis. La religion n'est pas certaine; mais elle est moins incertaine qu'autre chose; pariez pour la religion'.

Un autre aveu, non moins effrayant, qui lui échappe, atteste encore davantage le trouble immense qui bouleverse toutes les notions de son esprit. « Rien ne choque davanlage notre raison, » dit-il, » rien n'est plus contraire aux règles de notre miserable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché... commis six mille ans avant qu'il fût un être!... »

Notre mierable justice! Il y a donc deux justices! La justice de l'homme diffère done de la justice de Dieu, autrement que comme le finidiffère de l'infini? Qu'est-ce done que la justice humaine, si elle n'a pas son idéal en Dieu? Aussi est-il conséquent avec lui-même, en niant que le droit soit autre chose que la coutume, et en arrivant jusqu'à

une règle la raison s'offre ; mais elle est ployable à tous sens, et ainsi il n'y en a point. » Pensées de Pascal, édit. Faugère, I. 224.

1 C'est là une étrange assertion, aussi contraire à la Bible qu'à la philosophie. — Il est à remarquer que Pascal, ici, ne méconnait pas seulement les droits de la raison, mais ceux du sentiment qui révèle naturellement l'être infini à la conscience du genre humain. Le dogme étroit, en fermant les yeux à Pascal sur la révélation universelle, le met violemment aux prises avec son propre génie.

2 C'est ici que se trouve le fameux passage où Pascal conseille à celui qui voudrait croire et qui ne le peut, de faire comme s'il croyait de s'abatir par les pratiques. On en a abusé contre lui: ce n'est guère autre chose au fond qu'un conseil basé sur l'idée juste de la puissance de l'habitude,

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