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grâce et de courtoisie dans ses relations avec les écrivains, et qui, en les honorant, leur apprit à s'honorer euxmêmes par la dignité des mœurs, il est juste d'en partager le mérite entre le grand ministre et la noble femme qui avait pris l'initiative. Le Palais Cardinal ne fit que suivre l'exemple donné dans le Salon bleu d'Arténice'.

La coïncidence de la formation de cette société avec l'apparition du premier volume de l'Astrée n'eut rien de fortuit: le roman de d'Urfé devint l'idéal des beautés de l'hôtel Rambouillet; et, si la galanterie fut, chose inévitable, le principe de la belle conversation, le respect exigé par les femmes en fut la loi, et l'on imposa à la galanterie les manières et le langage d'une rigoureuse décence. On tâ– cha de bannir de la langue la vieille crudité, qui, malheureusement, devait entraîner avec elle, dans son exil, quelque chose de la verdeur et de la verve du vieux français; on prétendit exclure des vers, non-seulement l'expression brutale, mais l'expression délicate de la volupté sensuelle, cette source féconde de la poésie secondaire. L'amour, ainsi spiritualisé, fut discuté, défini, analysé jusque dans ses nuances les plus insaisissables : on vit renaître les cours d'amour de l'ancienne Provence dans le cercle d'une société infiniment plus avancée en civilisation, infiniment plus érudite, plus métaphysicienne et plus morale, mais qui semblait douée de moins d'élan et de spontanéité dans la passion. L'on arriva insensiblement au raffinement et au faux goût, et la galanterie, de licencieuse, se fit pé-dante. De la haine du mot cru l'on en vint à la haine du mot simple: la recherche de la périphrase amena quelques tours heureux et originaux, mais au prix de nombreuses

1 Anagramme de Caterine, nom de madame de Rambouillet. Chaque personnage de sa société avait ainsi son nom poétique.

atteintes au naturel et à la franchise du style; on outra les maximes de Malherbe en appauvrissant le vocabulaire par là séparation des mots nobles et des mots vulgaires poussée jusqu'à l'excès. Le goût précieux de l'hôtel de Ramhouillet amena quelque chose d'uu peu analogue à cet euphuisme de la cour d'Élisabeth, qui a laissé dans le style de Shakspeare de si fâcheuses traces. Mais l'abus n'alla pas si loin chez nous : il y avait ici plus d'élévation morale, plus de cette vraie délicatesse de manières, qui, dans les rapports des sexes, naît de la délicatesse des sentiments. Sous le faux goût de la cour d'Elisabeth, on sent les fausses vertus à l'hôtel de Rambouillet, les vertus sont vraies ; on n'y masque pas, sous le platonisme, la débauche hypocrite. Ce sont les jansenistes de l'amour, disait des précieuses l'épicurienne Ninon, qui tenait, de son côté, au Marais, une cour d'amour d'une autre sorte.

Il ne faudrait pas croire qu'on ne s'occupât, à l'hôtel de Rambouillet, que de subtilités galantes et de petits vers: les belles lettres de Balzac à la marquise, et d'autres monuments encore, attestent qu'on y traitait dignement les plus hautes matières de l'histoire et de la politique, et que la conversation y savait s'élever parfois du ton de d'Urfé au ton héroïque qui allait être celui de Corneille! Le bon sens de madame de Rambouillet, de sa fille, la célèbre Julie d'Angennes, et de ce Montausier, qui devint le mari de Julie et qui présente le type le plus accompli de l'honnête homme au dix-septième siècle, arrêta longtemps leur société sur la pente de l'exagération et de la preciosité.

L'influence de l'hôtel de Rambouillet, combattue par les habitudes de désordre et de violence si invétérées parmi les gentilshommes, alla néanmoins toujours en croissant, et gagna la bourgeoisie après la noblesse. Le goût des lettres

et de la politesse se répandait dans toutes les couches supérieures et moyennes de la société. Les anciens avaient créé la conversation entre hommes la conversation entre les deux sexes, la vraie et complète conversation, est née en France, et ce n'est pas un de nos moindres titres, bien que nous nous en souvenions trop peu, aujourd'hui que l'élégance des mœurs a souffert de si profondes atteintes. Pour juger d'une société, il suffit presque de voir son costume, ce fidèle interprète des habitudes du corps, qui reflètent toujours celles de l'esprit. Élégant et voluptueux sous François Ier, extravagant et monstrueux à la cour de l'impur Henri III, ́un peu lourdement militaire sous Henri IV, le costume des deux sexes prit, au temps de Richelieu et de l'hôtel Rambouillet, une noblesse, une ampleur sévère et pittoresque, une allure tout à la fois gracieuse et fière, que rien n'a jamais égalé dans l'Europe moderne'.

Comment s'étonner de l'influence de l'hôtel Rambouillet sur tout ce qui lisait et conversait en France, si l'on considère que passer en revue cette société, c'est passer en revue sinon toute la littérature du temps, au moins toute celle qui acceptait les exigences de la bonne compagnie? Ce centre littéraire, bien antérieur à l'Académie française, subsista en face d'elle sans qu'il y eût véritablement concurrence, car les éléments des deux compagnies étaient les mêmes, si ce n'est que l'Académie s'ouvrit à quelques écrivains étrangers au cercle de madame de Rambouillet.

On a déjà nommé ailleurs les deux principaux presateurs de cette période, Balzac et Voiture. On ne rend pas

1 La forme générale du costume était venue, à cette époque, non d'Espagne, comme on l'a souvent répété, mais de Flandre et de Hollande: le goût français l'avait perfectionnée en la dégageant de ce qu'elle avait d'un peu lourd dans le Nord. Au seizième siècle, la forme du costume était venue d'Italie.

2 Balzac, né en 1588, mourut en 1654: Voiture, né en 1598, mourut en 1648.

généralement assez de justice au premier de ces deux écrivains, si estimé de Descartes. L'eloquence continue ennuie, a dit Pascal, et cela est vrai, quand l'éloquence n'est que de la rhétorique à vide, chose trop ordinaire chez Balzac. Il faut cependant se rappeler que le créateur de cette éloquence continue, c'est-à-dire du style noble, a été à Bossuet et à Pascal lui-même, ce qu'a été Malherbe à Corneille et à Racine. Il a manqué à Balzac de vivre de la vie réelle et de s'en inspirer, au lieu de s'user à limer ses phrases au fond de son château solitaire : quand, par hasard, il est supporté par son sujet, il est supérieur, admirable même; au contraire de ce que disait Boileau d'un autre écrivain de ce temps (de Sarrasin), c'est la matière, non la forme, qui a manqué à Balzac : l'art pour l'art l'a tué1.

L'aimable et spirituel Voiture, fin, élégant, facile en vers aussi bien qu'en prose, n'atteint pas si haut que Balzac. L'affectation et la manière qui gâtent souvent ses agréables productions diminuèrent avec les années, ce qui est la marque d'un bon esprit. Il est du petit nombre d'écrivains de cette époque que le terrible Aristarque de la génération suivante n'a pas inscrits sur ses tables de proscription: Boileau l'a même loué avec excès.

L'histoire générale doit laisser à l'histoire spéciale de la littérature l'appréciation de tous ces talents inférieurs, qui, à deux siècles de distance, n'apparaissent déjà plus à la postérité que comme une masse confuse dominée par

1 Voyez. sur Balzac, le 1er chap. du t II de l'Histoire de la Littérature française, par M. D. Nisard. M. Nisard nous paraît seulement avoir reporté sur l'homme un peu trop de l'estime que lui inspire l'écrivain. Pour tout ce qui regarde l'hôtel de Rambouillet, nous avons consulté avec fruit le curieux ouvrage de Roederer: Histoire de la société polie en France, sans épouser tout à fait les opinions un peu tranchées et systématiques de l'auteur, qui n'avait peut-être pas la main assez légère pour un sujet aussi délicat et si nuancé.

les quelques hautes têtes des maîtres de l'art. Entre cette foule de versificateurs, d'épistoliers, de grammairiens, de polygraphes, qui se succédèrent dans le fameux salon bleu, on a retenu le nom de Mainard, écho affaibli de Malherbe, et ceux de Segrais, bel esprit et agréable poète, de l'ingénieux Benserade, de l'énergique et dur Brébeuf, de l'évêque Godeau, qui mêla les vers galants aux vers sacrés, et publia une première histoire ecclésiastique en français, ensevelie depuis sous la grande œuvre de Fleuri: Ménage, profond linguiste, a gardé un renom de science vaste et variée, quelque peu entachée de pédanterie; le ridicule qui l'a effleuré a enveloppé tout entier, d'une fâcheuse immortalité, Chapelain, son confrère en érudition, en grammaire, en critique, homme de mérite qui eut le malheur de se croire né pour doter la France de la poésie épique, et qui en a été cruellement puni.

L'ambition de fonder l'épopée nationale agitait alors beaucoup d'esprits, et l'on vit s'aligner, près de la Pucelle de Chapelain, l'Alaric de Scudéri, le Clovis de Desmarets, et bien d'autres lourdes compositions, à jamais oubliées, parmi lesquelles le Saint Louis du père Lemoine vaut une mention particulière. Ce jésuite, qui a mérité les railleries de Pascal, avait pourtant une prodigieuse imagination, et des jets sublimes illuminent çà et là ses inventions confuses et gigantesques.

Parallèlement à l'épopée se déployait son frère bâtard, le grand roman en prose: Scudéri, sa sœur, Gomberville, La Calprenède, continuaient l'école de l'Astrée avec un succès beaucoup plus étendu que durable. Les immenses narrations de mademoiselle de Scudéri, inférieures à leur modèle, à l'Astrée, qui est restée la première, par le mérite comme par la date, dans le genre faux qu'elle a créé, sont loin

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