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demeuré debout au milieu d'une génération nouvelle, tel qu'un vieux chêne dépouillé chez lequel un reste de sève projette encore, de temps à autre, quelques vigoureuses pousses vertes', mais qui ne saurait plus recouvrer l'ample couronne de ses jeunes ans.

La biographie de ce grand homme n'est pas du sujet de ce livre; mais il reste à apprécier le caractère et la portée de son œuvre.

Quel est donc ce principe auquel on a déjà fait allusion, ce principe qui marque le théâtre de Corneille entre tous les théâtres? Chaque époque capitale de l'art dramatique, chaque génie créateur, a le sien. Le principe du théâtre grec, c'est la fatalité et la compassion qu'inspirent les victimes de la fatalité. Chez les Espagnols, règne l'imagination soutenue et fécondée par la passion. Shakspeare proclame, pour principe, l'imitation de la nature l'art est, selon le grand William, un miroir changeant où se reflète le monde réel avec tous ses contrastes, toutes ses lumières et toutes ses ombres 2.

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Le principe de Corneille, c'est l'idéal de la grandeur morale et de la libre volonté, supérieure à la fortune. Son but n'est point d'attendrir l'âme, comme font les Grecs, mais de la fortifier: point de l'amuser et de l'étonner, comme

1 Sertorius (1662). Othon (1665).

sants éclairs (1667).

Attila même jette encore d'éblouisD'admirables morceaux se rencontrent dans les poésies di

verses, fruits de la vieillesse du grand homme. Corneille ne mourut qu'en 1684,

à 78 ans.

pressure.

2 Voyez, dans Hamlet, la première scène du troisième acte, où Shakspeare met son système dans la bouche de Hamlet. The purpose of playing..... is. to hold, as'twere, the mirror up to nature; to show virtue her own feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his form an Le but de l'art..... c'est de présenter, pour ainsi dire, le miroir à la nature; de montrer à la vertu ses propres traits, au vice sa propre image, et aux siècles divers, ainsi qu'au temps présent, leur forme et leur empreinte.

les Espagnols, mais de l'enseigner; point d'objectiver, comme Shakspeare, la vie à elle-même telle qu'elle est, mais de la montrer telle qu'elle devrait être. Son ressort dramatique, le plus noble, le plus difficile de tous, ressort qu'une main de géant peut seule manier, ce n'est ni la pitié, ni la curiosité, ni la terreur, ni la saisissante reproduction de la réalité, c'est l'admiration, c'est l'enthousiasme du courage et de la vertu. Qu'on examine chacune de ses créations fondamentales! Qu'est-ce que Rodrigue, sinon l'idéal du chevalier?-Le vieil Horace, du citoyen?Auguste, du prince? - Polyeucte, du chrétien ?- Cornélie et Pauline, de l'épouse, de la femme? - Nicomède, que Corneille chérissait d'une prédilection paternelle entre tous les enfants de sa muse, et qui est son dernier mot comme Hamlet est le dernier mot de Shakspeare, n'est-ce pas le héros élevé à sa conception la plus générale et la plus absolue, la force morale personnifiée? Il serait aussi impossible de dépasser la hautcur de ces idéalites, que de dépasser la profondeur et la vérité des passions incarnées par Shakspeare dans Othello et dans Macbeth"!

Si le vrai but de l'art n'est pas d'absorber l'âme dans cette contemplation du réel qui aboutit au doute inerte et désespéré de Hamlet, mais de l'élever, par l'évocation des

1 Il a employé tous ces ressorts divers avec une rare puissance, mais comme simples auxiliaires, au moins dans ses ouvrages vraiment typiques.

2 On reconnaît dans Polyeucte l'influence indirecte de Port-Royal, ainsi que dans les pièces romaines l'influence de Richelieu. Corneille peignait la grande politique comme il la voyait faire.

3 li est à remarquer que les personnifications abstraites des passions, tant reprochées à la tragédie française, se retrouvent parfois dans les œuvres les plus réelles de Shakspeare: qu'est-ce donc que cette terrible création de lady Macbeth? Y a-t-il en elle une seule pensée étrangère à son unique passion? Elle est, sous ce rapport, aussi impersonnelle qu'un mythe antique : elle n'a pas même de nom propre ; l'auteur n'a pas songé à lui en donner un.

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types snpérieurs, vers l'idéal qui vivifie et transforme le réel, vers la source divine de toute beauté comme de tout bien et de toute vérité, le système de Corneille est le premier de tous, et le seul qui touche au but.

A cette grande question se rattache une autre question grave et délicate qui a été fort agitée de notre temps; à savoir le choix des sujets adoptés par Corneille, et, en général, par la tragédie française. On a beaucoup regretté que nous n'ayons pas eu, au dix-septième siècle, un théâtre national, comme les Anglais et les Espagnols, c'est-à-dire un théâtre qui se soit inspiré des traditions du pays, et consacré, au moins en partie, à en reproduire les fastes. Cependant, s'il y a des époques où les peuples ont besoin de se retremper dans le passé, il en est d'autres où ils doivent brûler leurs vaisseaux et s'élancer sans tourner la tête en arrière. L'Espagne a-t-elle beaucoup gagné à ce théâtre qui a idéalisé la monarchie de Philippe II et les auto-da-fé? Et l'Angleterre elle-même, est-il certain qu'elle ait dû beaucoup, nous ne dirons pas à Shakspeare, ce serait blasphémer, mais à ces chroniques dramatisées qu'a jetées Shakspeare sur la scène dans les intervalles de ses créations périssables, entre Macbeth et Roméo, entre Othello et Hamlet1? Cette apothéose rétrospective de la féodalité a-t-elle été d'un effet bien salutaire pour le peuple anglais?

Quoi qu'il en soit pour ce qui regarde nos voisins, qu'eût été un théâtre national, comme on l'entend dans la France du dix-septième siècle? - Une représentation louangeuse du passé? -Ceci eût été déjà un mal, au moment où l'on avait à commencer un monde nouveau.

1 On sent bien que nous parlons au point de vue social, et que nous ne prétendons pas nier les beautés de premier ordre répandues dans les drames histo riques de Shakspeare.

Mais il n'en eut point été ainsi : on n'eût pas reproduit, mais altéré et dénaturé le passé au profit de la dictature royale, qui n'entendait pas qu'on scrutât ses faibles origines ni ses progrès si disputés, et qui n'eût laissé ni attaquer, ni célébrer la vraie féodalité, dont elle étouffait sans bruit les restes. Le vrai drame historique n'était pas plus possible alors que la véritable histoire.

La tragédie a besoin, cependant, de prendre son support dans l'histoire et de dégager du passé une certaine idéalité générale, comme celle qui a fourni aux Indiens l'ère des incarcérations divines, aux Grecs l'ère des héros. La tragédie française ne s'arrêtant pas à l'ère de la chevalerie, et passant outre, après s'en être saisie par un chefd'œuvre, où ira-t-elle, si ce n'est à l'antiquité? C'est là qu'elle trouvera cette terre d'asile et de franchise, où le génie pourra se déployer librement sans être arrêté par les ombrages d'un pouvoir à la fois éclairé et jaloux, qui tolère les hardiesses de la pensée, mais à condition qu'elles lui reviennent par les lointains échos de Rome et d'Athènes.

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Le génie moderne, d'ailleurs, sort-il de lui-même en rentrant dans le sein de l'antiquité? Oui, s'il s'agit de l'Angleterre ou de l'Espagne ! Non, s'il s'agit de la France fille légitime de l'antiquité, la France est encore chez elle en touchant le seuil de sa mère. C'était en imitant l'Angleterre ou l'Espagne, qu'elle eût abdiqué son originalité! Elle ne renonce pas à toute tradition: elle remonte à la tradition la plus ancienne en passant par-dessus la tradition intermédiaire. Une même impulsion entraîne ses poëtes vers Rome et vers Athènes, rejette ses théologiens dans les bras des Pères, en leur faisant fouler aux pieds la scolastique, pousse son gouvernement vers les formes et

l'esprit de l'Empire romain, en attendant que son peuple remonte jusqu'aux républiques antiques, induit ses artistes à reproduire partout, plus ou moins heureusement, le costume et les habitudes des anciens. Tout cela, c'est encore la Réforme française; c'est une nouvelle et plus éciatante phase de la Renaissance, un nouveau combat du génie de l'antiquité, modifié par le christianisme, contre le génie du moyen âge. Aristote, détrôné par l'esprit moderne dans la philosophie, est restauré par lui au théâtre, et sans qu'il y ait là d'inconséquence, le Stagyrite s'étant, dans la philosophie, identifié avec le moyen âge, et servant au contraire de chef et de drapeau contre lui dans l'art. L'antiquité, vaincue au delà des Pyrénées et de la Manche, reste victorieuse chez nous les conséquences en doivent ètre incalculables; on a rattaché l'art aux anciens; on leur rattachera plus tard la politique; l'antiquité, maîtresse des théâtres et des colléges, y préparera la Révolution.

Ces considérations suffisent, à ce qu'il semble, pour montrer le lien qui, chez Corneille, relie le choix des sujets au principe fondamental: ce principe, personne n'osa en réclamer l'héritage après le vieux Pierre, et il ne se rencontra plus de bras assez fort pour manier les armes d'Achille ! mais on continua de puiser des sujets et de chercher des exemples et des préceptes chez les anciens, qui offraient, outre la matière de l'idéalité cornélienne, les modèles de toutes les qualités de goût, d'ordre, de clarté, si chères à l'esprit français. Corneille lui-même, d'ailleurs, à côté du principe admiratif, qui est resté sa propriéte exclusive, avait un autre principe qui lui donnait l'esprit de son temps, et qui, plus accessibles aux successeurs, est demeuré, pendant deux siècles, le cachet de l'art national : c'est la prédominance de la raison sur l'imagination, de

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