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ignoré comme il l'avait été lui-même jusqu'à son départ pour Rome, quitta le bruyant atelier de Vouet pour venir solliciter ses conseils et sa direction au fond de son cabinet solitaire. Poussin comprit le génie naissant de Lesueur, et, aussi supérieur par son cœur magnanime que par son intelligence philosophique, à ces jalousies et à ces rivalités qui assombrissent trop souvent les fastes des beaux-arts, il ouvrit à ce uoble disciple tous les trésors de son expérience. Le cabinet de Poussin remplaça pour Lesueur cette Italie que sa pauvreté d'abord, puis les liens de cœur qui le retinrent à Paris, ne lui permirent jamais de visiter.

Lesueur n'eut pas le bonheur de conserver longtemps son père adoptif. Peu après avoir peint, pour le noviciat des jesuites, son fameux Miracle de saint François-Xavier 1, Poussin, ennuyé des tracasseries que lui suscitaient Vouet et toutes les autres médiocrités qu'il avait culbutées de leur rang usurpé, demanda un congé pour faire un voyage à Rome. Sur ces entrefaites, Richelieu mourut. Poussin jugea que ses ennuis redoubleraient par la perte de cet illustre appui : il ne voulut jamais retourner. Il méprisait l'argent, se souciait peu des honneurs, avait horreur des disputes et des intrigues, et ne demandait pour tout bien que la liberté et le silence d'une méditation féconde; et puis un attrait invincible enchaînait l'artiste philosophe à Rome, à cette reine de l'histoire, à cette cité des ruines augustes, si solennellement encadrée dans les lignes superbes de son horizon il se sentait plus près de l'idéal

1 Lcs jésuites, qui sympathisaient fort avec le style mou et maniéré de Vouet, et qut voulaient qu'on donnât aux personnages surnaturels des expressions doucereuses et affectées, pour plaire aux femmelettes et aux courtisans, furent tout scandalisés de cette magnifique peinture; ils prétendaient que le Christ austère et majestueux de Poussin était un Jupiter tonnant ; à quoi le peintre répondit, avec sa rude franchise, qu'il n'entendait pas faire du Christ un père douillet. Félibien; Entretiens sur les vies des Peintres, t. II, p. 347.

dans cette terre du passé, remplie de tant de grandes ombres, qu'au milieu du mouvement ardent et de la réalité bruyante de Paris.

Les regrets de Lesueur furent profonds : il n'était plus compris à Paris que par un autre ami de Poussin, par Philippe de Champagne 1, le peintre de Richelieu et de Port-Royal, artiste de peu d'élan et de puissance créatrice, mais sage, grave, consciencieux dans son art comme dans sa vie, et qui montra un mérite supérieur dans le portrait. Poussin soutint de loin Lesueur par sa correspondance, et par l'envoi de tous les matériaux, dessins, gravures ou plâtres, qui pouvaient suppléer imparfaitement à la contemplation des chefs-d'œuvre d'Italie.

L'occasion de se manifester arriva pour Lesueur : il avait vingt-huit ans, lorsqu'il fut chargé de peindre la galerie des Chartreux; en moins de trois ans (1645-1648), aidé par ses frères et son beau-frère dans les parties les moins importantes de l'œuvre, il eut exécuté les vingt-deux tableaux de la vie de saint Bruno. L'admiration publique ne s'exprima point par une explosition bruyante, mais par une espèce de saisissement. Cette sérénité, cette pureté céleste, cette couleur limpide et transparente comme un beau ciel d'été, ce sentiment religieux d'une suavité si pénétrante, qui réunit l'élan de l'extase et le calme de l'âme en repos dans la lumière, furent comme une révé– lation nouvelle. Lesueur après Poussin, c'était l'Évangile après l'Antiquité et la Bible; c'était l'esprit du livre de l'Imitation prenant corps et se rendant visible.

On a pu suivre, quoique de bien loin, la trace de Poussin personne n'a tenté d'imiter Lesueur. De ces deux grands peintres, l'un met le caractère dans les gestes et

1 Né à Bruxelles en 1602, mais établi à Paris.

dans le groupement des figures, l'autre, dans la physionomie. « L'expression, chez Poussin, procède de l'extérieur et résulte de la combinaison du tout chez Lesueur, elle est intime; elle descend de l'intérieur sur la physionomie, de là dans les attitudes et dans toute la composition 1. » Dans la première de ces deux voies, le talent et le savoir peuvent, jusqu'à un certain point, imiter le génie : l'autre est inaccessible; la méthode n'y saurait conduire; il faudrait retrouver l'âme même et les propres ailes de l'artiste créateur.

Lesueur n'avait pas encore donné toute sa mesure dans la galerie de Saint-Bruno : l'exécution n'est pas suffisante, et il y a des parties inférieures dans cette belle série, qui ne nous est parvenue qu'altérée par les dégradations de lâches envieux et par des restaurations nécessaires, peut-être, mais toujours fatales. Le rendu, comme l'observe un judicieux critique 2, ne fut jamais, chez Lesueur, au niveau de l'expression. Si Lesueur fût arrivé à la complète harmonie du sentiment et de l'exécution, il eût certainement égalé Raphaël; car il avait, lui, cette beauté de types que ne pût atteindre Poussin.

On en vit bientôt la preuve la plus éclatante dans une œuvre pour laquelle il rassembla toutes les puissances de son génie. La corporation des orfèvres parisiens avait coutume d'offrir un tableau à Notre-Dame de Paris, le 1er mai de chaque année; les deux mais de 1648 et de 1649 furent demandés à Lesueur et à son ancien condisciple, Charles Lebrun, jeune homme d'une activité et d'une ambition dévorantes, et qui fit rentrer la jalousie, l'orgueil haineux

1 Voyez l'important travail de M. Vitet sur Lesueur: Revue des Deux-Mondes du 15 juillet 1844. Nous ne connaissons rien de plus profond, sur l'art français, que cette belle étude, qui nous a été d'un grand secours.

* M. Vitet.

et toutes les passions des écoles dégénérées d'Italie dans cette atmosphère de l'art que Poussin et Lesueur avaient épurée et sanctifiée. Lebrun peignit le Martyre de saint André; Lesueur, Saint Paul à Éphèse. Depuis la Dispute du Saint-Sacrement et l'École d'Athènes, il n'avait rien paru qui se pût comparer au Saint Paul, création qu'il est permis, peut-être, de nommer le chef-d'œuvre de l'école française. Un idéal souverain respire dans toute cette composition; un souffle divin fait frissonner la chevelure de l'Apôtre; l'esprit de Dieu brille dans son regard.

Lebrun, furieux de son éclatante défaite, tenta de pren dre sa revanche par le mai de 1631, et réunit tout ce qu'il avait de force dans son Martyre de saint Etienne, qui est en quelque sorte le spécimen de ce qu'on peut appeler l'école académique; un grand talent de composition, un style noble, une exécution habile, mais une manière théâ trale, déclamatoire, tout à la surface, où manque la séré→ nité de l'art vrai, où l'on sent l'âme absente! Lebrun est un Vouet très-perfectionné, doué de qualités plus fortes, et qui a étudié Jules Romain et les Carraches, et sait tenir compte de Poussin. C'était là malheureusement ce qui allait bientôt dominer l'école française.

L'art national avait toutefois encore à jouir de quelques jours de gloire. La décoration de l'hôtel Lambert, dans l'ile Saint-Louis, partagée entre les deux rivaux, fut encore pour Lesueur l'occasion d'un triomphe. Il y donna un caractère tout nouveau à l'allégorie mythologique, déjà traitée par Poussin avec une grande profondeur, mais dans un autre style. C'est, ainsi que le dit très-bien M. Vitet, c'est l'antiquité comme la comprendra Fénélon, devenue chrétienne sa as cesser d'être hellénique. Ce n'est pas l'antiquité d'Ho mère, mais celle de Platon et de Virgile. Ces

ravissantes nymphes de Lesueur sont des idées descendues de l'empyrée platonicien, si voisin du ciel de saint Jean'. Elles diffèrent peu des Vierges célestes qui brillent dans l'Apparition de sainte Scholastique à saint Benoit.

A la même époque appartiennent la Messe miraculeuse, le Jésus portant sa croix, la Descente de croix, ces prodiges d'inspiration religieuse, que rien ne saurait surpasser pour l'élévation et la profondeur du sentiment; enfin le Saint Gervais et Saint Protais, la moins accomplie des œuvres de Lesueur, mais où les deux têtes sublimes des deux saints égalent tout ce que l'art a de plus grand.

L'héroïque artiste, oubliant son organisation délicate pour ne tenir compte que de son courage, peignait, dessinait jour et nuit, doublant, mais dévorant sa vie, et se bâtant de cueillir tous les fruits de son génie, comme s'il eût pressenti qu'il avait peu de temps à passer sur la terre. Épuisé par le travail, il fut frappé au cœur par la mort de sa femme, qu'il adorait. Il ploya sous le coup et ne se releva pas. Il alla finir dans ce cloître des chartreux, où avait commencé sa gloire, et mourut à trente-huit ans, comme Raphael, qu'il alla joindre, sans doute, dans ce monde supérieur où leur regard avait entrevu, d'ici-bas, les archetypes de l'éternelle beaute (mai 1655).

Nicolas Poussin survécut dix ans à son jeune ami, et mourut à Rome, en 1665, en laissant pour adieux à la France l'Eden et le Deluge.

On n'a plus rien vu en Europe de comparable à ces deux hommes 2.

1 La plupart des peintures de l'hôtel Lambert sont aujourd'hui au Louvre.

2 Pendant que la peinture illustrait ainsi la France, l'art de la gravure avait pris

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