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château du comte de Rouci, où ils restèrent jusqu'au mois d'Août de l'année 1078, comme nous l'apprenons d'une lettre que leur persécuteur écrivit au pape contre eux.

Il y avoit déjà quelque temps que saint Bruno avoit formé le projet de quitter le monde : c'est ce que l'on voit par sa lettre à Raoul, qui fut fait prévôt de l'église de Rheims en 1077. Un jour qu'il s'entretenoit avec ce Raoul et avec Fulcius, qu'on fait aussi chanoine de Rheims, la conversation tomba sur la vanité et les faux biens du monde, ainsi que sur le bonheur du ciel. Les réflexions qu'ils firent à ce sujet les touchèrent vivement, et leur inspirèrent le désir de vivre dans la retraite. Ils convinrent de différer l'exécution de leur projet jusqu'à ce que Fulcius fût revenu de Rome où il devoit faire un voyage. Son voyage ayant été un peu plus long qu'on ne pensoit, Raoul oublia l'engagement qu'il avoit pris; il continua de vivre à Rheims, et fut depuis archevêque de cette ville. Pour Bruno, il persista toujours dans sa première résolution. Il se sentoit de plus en plus pénétré de mépris pour le monde, et d'ardeur pour la poursuite des biens éternels. Sa retraite étonna d'autant plus, qu'il étoit estimé et honoré des hommes, et que l'on pensoit à le donner pour successeur à Manassès, qui avoit été déposé pour crime de simonie. Il résigna son bénéfice, et renonça à tout ce qu'il possédoit dans le monde. Il fut accompagné dans la solitude par quelques-uns de ses amis, que leurs vertus rendoient recommandables, et qui le dédommagèrent amplement de la perte des deux chanoines qui étoient d'abord entrés dans ses vues. Il paroît qu'il se retira au château de Réciac, en Champagne, lequel appartenoit au

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comte Ebal, un de ceux qui s'étoient généreusement déclarés contre Manassès. Quelque temps après, il se rendit à Cologne; il revint ensuite à Rheims, où il ne resta pas long-temps. Enfin il se retira à Saisse-Fontaine, au diocèse de Langres, où il vécut dans la ferveur avec quelques-uns de ses compagnons. Deux d'entre eux, Pierre et Lambert, y firent bâtir une église qui fut unie depuis à l'abbaye de Molesme.

Bruno, qui tendoit à la perfection, délibéra avec ses compagnons sur la conduite qu'il devoit tenir. Il consulta également saint Robert, abbé de Molesme, célèbre par ses vertus et son expérience dans les voies de la vie intérieure. Le saint abbé lui conseilla de s'adresser à Hugues, évêque de Grenoble, qui étoit un grand serviteur de Dieu, et qui étoit plus propre que personne à lui faciliter les moyens d'exécuter son dessein (4). Bruno suivit ce conseil. Il savoit d'ailleurs qu'il y avoit dans le diocèse de Grenoble des montagnes solitaires et couvertes de bois, qui convenoient au genre de vie qu'il méditoit, et il ne doutoit point que l'évêque ne lui fût favorable. Il se mit en route avec six de ses compagnons : savoir, Landuin, qui lui succéda depuis dans la place de prieur de la grande chartreuse; Etienne de Bourg et Etienne de Die, l'un et l'autre chanoines de saint Ruf en Dauphiné; Hugues, dit le Chapelain, parce qu'il étoit le seul prêtre du nouvel institut; André et Guérin, tous deux laïques. Ils arrivèrent à Grenoble vers le milieu de l'été de l'année 1084. S'étant jetés aux pieds de saint Hugues, ils le prièrent de leur accorder dans son diocèse un lieu où ils pussent servir Dieu loin du

(4) Voyez Mabillon, Annal. l. 66, n. 66, et Martène, Nova Collect. Monum. t. VI, pr. n. 30.

tumulte et des embarras du monde. Le saint évêque les reçut avec bonté, et ne douta point que ces sept étrangers ne vinssent de la part de Dieu. Il se rappela aussitôt ce qui lui étoit arrivé la nuit précédente. Il lui avoit semblé voir Dieu luimême se bâtir un temple dans le désert de son diocèse appelé Chartreuse, et sept étoiles sorties de terre, et disposées en cercle, aller devant lui, comme pour lui montrer le chemin qui conduisoit à ce temple (5). Il expliqua cette vision à Bruno et à ses compagnons; puis après les avoir embrassés avec affection, et avoir donné de justes éloges à leur dessein, il leur assigna le désert de Chartreuse, et leur promit de leur aider, en tout ce qu'il pourroit, à s'y établir. Il leur dit en même temps qu'ils devoient avant toutes choses examiner les difficultés qu'il auroient à vaincre; que le désert qu'il leur avoit assigné avoit quelque chose d'affreux; qu'il étoit situé au milieu de rochers arides, escarpés et couverts pendant presque toute l'année de neiges et de brouillards épais. Ces représentations n'effrayèrent point les serviteurs de Dieu; ils firent paroître au contraire beaucoup de joie de ce qu'ils avoient trouvé une solitude telle qu'ils la désiroient, et où ils seroient entièrement séparés de la société des hommes. Saint Hugues les ayant retenus quelques jours auprès de lui, les conduisit au désert de Chartreuse, et leur céda tous les droits qu'il pouvoit avoir sur la forêt. Siguin, abbé de la Chaise-Dieu en Auvergne, céda aussi les siens.

Bruno et ses compagnons commencèrent par bâtir un oratoire et de petites cellules, qui étoient

(5) Voyez Breviss. Ord. Carthus. Hist. ap. Martène, t. VI, ampliss. Collect., et Dupuy, in vitâ S. Brunonis, etc.

à quelque distance l'une de l'autre, et à peu près comme les anciennes laures de la Palestine. Telle fut l'origine de l'ordre des Chartreux, ainsi appelés du désert de Chartreuse (b). Quelques auteurs la mettent en 1086, et d'autres un an plus tôt; mais Mabillon a prouvé solidement (6) que saint Bruno se retira dans le désert dont il s'agit, au mois de Juin de l'année 1084. Une charte de saint Hugues, datée du mois suivant, défend aux femmes d'aller sur les terres des religieux, et à quelque personne que ce soit d'y pêcher, d'y chasser, ou d'y faire paître les troupeaux.

Lorsque les nouveaux religieux furent établis dans le désert, ils bâtirent une église sur une hauteur, et construisirent des cellules auprès. Ils étoient d'abord deux dans chaque cellule; mais bientôt après chacun eut la sienne. Ils se rendoient tous à l'église pour chanter vêpres et matines; quant aux autres heures canoniales, ils les récitoient chez eux en particulier. Ils ne faisoient qu'un repas par jour, excepté les principales fêtes, qu'ils mangeoient ensemble au réfectoire. Les

(6) La grande chartreuse est au nord de Grenoble, et à quatre lieues de cette ville, que l'on ne peut faire qu'en six heures d'une marche pénible, parce qu'il faut franchir des montagnes qui anciennement étoient presque impraticables. Les routes que l'on voit aujourd'hui, quoique difficiles ont été pratiquées avec des peines incroyables. Le monastère est dans une vallée étroite, dominée par deux rochers. Le terrain ne produit que du bois, des pierres et du fer. Il y a quelques moulins construits sur un torrent rapide. En abattant le bois qui couvroit les montagnes, on a fait des jardins avec beaucoup de travail et d'art. Les cellules et l'église sont propres, mais simples. On porte les revenus actuels du monastère à 30,000 livres, indépendamment du produit des forges établies pour consumer le bois et pour exploiter les mines de fer. Le prieur est général de l'ordre, mais il ne prend que le titre de prieur de la chartreuse. On donne le nom de chartreuse à tous les monastères de l'ordre.

(6) Act. Ben. t. IX, pr. n. 86.

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autres jours, on leur apportoit leur portion qu'i recevoient par une petite porte qui donnoit dans leurs cellules, et ils mangeoient seuls comme les ermites.

Il seroit difficile de peindre la vie merveilleuse de saint Bruno et de ses compagnons. Selon Guibert de Nogent (7), ils passoient six jours de la semaine renfermés dans leurs cellules, et n'étoient ensemble que le dimanche. En se quittant, ils emportoient chacun un pain, avec une espèce de portion, dont ils vivoient le reste de la semaine. Tout parmi eux respiroit la pauvreté; il n'y avoit ni or; ni argent dans leur église, à l'exception du calice qui étoit d'argent. Ils ne se parloient presque jamais que par signes: le silence perpétuel qu'ils gardoient avoit pour but de leur faciliter les moyens de converser plus parfaitement avec Dieu. Ils consacroient à l'oraison une partie considérable du jour, et paroissoient n'avoir de corps que pour le macérer par les austérités de la pénitence. Le travail succédoit à la prière, et ce travail consistoit ordinairement à copier des livres de piété, ce qui leur fournissoit de quoi vivre sans être à charge à personne. Pierre, le Vénérable, abbé de Cluny, qui écrivoit cinquante ans après saint Bruno, parle ainsi des Chartreux: « Ils sont les plus pauvres de tous les >> moines; la vue seule de leur extérieur effraie... >> ils portent un rude cilice, affligent leur chair > par des jeûnes presque continuels, et ne man» gent que du pain de son. En maladie, comme » en santé, ils ne connoissent point l'usage de la » viande. Ils n'achètent point de poisson, et n'en » mangent que quand on leur en donne. Les di » manches et les jeudis, ils vivent d'œufs et de (7) Vit. Brun. Tome IX.

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