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munes dans les cours. Le jeu lui paroissoit indigne d'un chrétien: on y perd, disoit-il, son argent, son temps, sa piété et sa conscience. Par les précautions qu'il prenoit, lorsqu'il étoit obligé de se trouver avec des femmes, on découvroit jusqu'à quel point il portoit l'amour de la pureté; son exemple prouva que la pratique du christianisme est le plus sûr moyen de se faire aimer et estimer universellement. Rien, en effet, ne touche plus que la vue d'un homme qui, bien pénétré de l'esprit de la religion, ne s'occupe que de l'accomplissement de ses devoirs, et cherche uniquement dans toutes ses actions la gloire de Dieu et l'utilité du prochain. Les méchans eux-mêmes, qui le persécutent quelquefois, parce que sa conduite est la censure de leurs dérèglemens, lui rendent justice tôt ou tard, et c'est à lui qu'ils s'adressent pour trouver quelque consolation dans leurs peines. La vertu a bien plus de pouvoir encore forsqu'elle est jointe à la naissance et aux grandes places. L'empereur avoit une telle vénération pour François de Borgia, qu'il l'appeloit le miracle des princes.

L'impératrice avoit conçu pour lui les mêmes sentimens ; aussi forma-t-elle le dessein de lui faire épouser Eléonore de Castro, qu'elle avoit amenée avec elle de Portugal, qu'elle honoroit de toute sa confiance, et qui réunissoit à une naissance illustre, une rare piété avec toutes les qualités de l'esprit et du cœur. L'empereur approuva ce dessein, et le fit approuver au duc de Gandie. François consentit au mariage qu'on lui proposoit, parce qu'il étoit agréable au prince et à sa famille, et parce qu'il connoissoit l'éminente vertu d'Eléonore ; c'étoit d'ailleurs un moyen de s'avancer à la cour. Tout étant arrêté pour la cérémonie de ce mariage, François et Eléonore s'

disposèrent par les actes de religion les plus fervens, afin d'attirer sur eux les bénédictions du ciel. L'empereur donna au Saint, en cette occasion, une nouvelle preuve de son estime, en le faisant marquis de Lombay, et grand-écuyer de l'impératrice. Comme il connoissoit sa prudence et sa fidélité, il l'admit dans son conseil, et conféroit souvent avec lui sur les affaires les plus importantes de l'état.

Le marquis préféroit à tous les amusemens celui de la musique : il jouoit de plusieurs instrumens, et chantoit avec beaucoup de grâce; mais il ne lui arrivoit jamais de chanter des airs profanes. Il composoit lui-même, et il fit divers motets que l'on chantoit dans quelques églises d'Espagne, et que l'on appeloit les œuvres du duc de Gandie. Il accompagnoit aussi l'empereur à la chasse; il se rendit fort adroit dans cet exercice, auquel il prenoit d'ailleurs beaucoup de plaisir; mais il avoua depuis qu'il avoit alors recours à de fréquentes aspirations, pour se prémunir contre les dangers inséparables de la dissipation. Les différens spectacles de la nature qui s'offroient à ses yeux, le ravissoient en admiration pour les perfections infinies du Créateur de l'univers; il ne pouvoit penser à l'obéissance et à la docilité des animaux sans gémir sur l'ingratitude des hommes envers un Dieu qui les comble tous les jours des bienfaits. Les réflexions qu'il faisoit alors le touchoient vivement, et il se cachoit quelquefois dans les lieux solitaires pour s'y livrer avec plus de liberté. Ayant remarqué que l'empereur aimoit les mathématiques, il les étudia sous le même maître, et il se rendit habile dans la partie de cette science, qui a pour objet l'art militaire. Le prince,

instruit de sa capacité, voulut qu'il l'accompagnât dans la guerre qu'il fit à Barberousse, en 1535, et dans celle qu'il fit à la France l'année suivante. Ce fut lui qu'il chargea d'aller porter à l'impératrice des nouvelles de sa santé et de ses succès.

Dans une maladie dangereuse que le marquis essuya en 1535, il forma la résolution de ne plus lire que des livres de piété, tels que les vies des Saints, et surtout l'écriture. Il portoit toujours avec lui le nouveau Testament, et un bon commentaire qui lui donnoit l'intelligence des textes difficiles. Il le lisoit attentivement, et se pénétroit par la méditation des vérités salutaires qui y étoient contenues. En 1537, il eut une nouvelle maladie à Ségovie, où la cour s'étoit rendue: elle fut si dangereuse, que les médecins désespérèrent de sa vie. Comme il avoit perdu l'usage de la parole il prioit dans son cœur pour obtenir la grâce de mourir saintement; mais sa dernière heure n'étoit point encore arrivée; il recouvra la santé. Ces diverses maladies, cependant, étoient autant de moyens que Dieu employoit pour le purifier : il se détachoit de plus en plus du monde ; quoiqu'il eût mené à la cour une vie vertueuse, il n'étoit point encore mort parfaitement à lui-même ; il y avoit ly toujours dans son cœur une certaine affection pour les choses créées. Il craignoit que le poison du péché ne se fût glissé dans son ame, et ne l'eût privé de la grâce; mais le moment de son entière conversion arriva bientôt.

Il perdit, en 1537, son aïeule, nommée en religion mère Marie-Gabrielle. On l'appeloit avant sa retraite, Dona Maria Henriquez. Elle étoit cousine-germaine du roi Ferdinand, et avoit épousé Jean de Borgia, second duc de Gandie.

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Elle resta veuve, dans sa dix-neuvième année avec deux enfans, Jean, père de notre Saint, et Isabelle, qui devint abbesse du monastère des Clarisses de Gandie où elle avoit pris l'habit, et qui passa le reste de sa vie dans les pratiques austères de la pauvreté et de la pénitence. Lorsqu'elle eut marié son fils, et qu'elle le vit père de François de Borgia, elle embrassa le même institut à l'âge de trente-quatre ans. Les médecins lui représentèrent inutilement que sa santé ne lui permettoit point de suivre la règle, et qu'elle mourroit certainement dans l'année : elle ne voulut point déférer à leurs conseils; elle fit profession, et vécut trente-trois ans sous la conduite de sa propre fille. Les vertus qu'elle avoit pratiquées lui donnèrent tant de consolations dans sa dernière maladie, qu'elle pria ses sœurs de chanter le Te Deum, immédiatement après sa mort, en actions de grâces de son heureux passage à l'éternité.

François fut singulièrement touché de la mort de son aïeule, et il disoit depuis qu'elle lui avoit inspiré une nouvelle ardeur de se consacrer au service de Dieu. Cependant le ciel bénit son mariage d'une heureuse fécondité; il en sortit cinq garçons et trois filles, savoir, Charles, qui étoit duc de Gandie, lorsqueRibadeneïra écrivoit la vie du Saint; Jean, Alvarez, Fernandez, Alphonse, et Isabelle, Jeanne et Dorothée. Cette dernière se retira chez les Clarisses de Gandie, où elle mourut fort jeune. Tous les autres enfans de François se marièrent, fnrent élevés à des places très-considérables, et laissèrent des héritiers de leur nom et de leurs dignités.

Les épreuves dont nous avons parlé ne furent pas les seules par lesquelles passa le marquis de

Lombay; Garcilas de Vega, célèbre poète espagnol, et son intime ami, fut tué au siége d'une place de Provence, en 1537. Cette perte lui fut extrêmement sensible. Deux ans après, il vit mourir l'impératrice. Elle fut enlevée de ce monde dans le temps que les états de Castille se tenoient à Tolède. Le marquis et la marquise de Lombay furent chargés de garder le corps de la princesse, et de le conduire à Grenade, où il devoit être enterré. Quand le convoi fut arrivé dans cette ville, on ouvrit le cercueil selon l'usage, afin que le marquis jurât que le visage que l'on voyoit étoit celui de l'impératrice; mais ce visage étoit si défiguré, qu'il ne fut pas possible de le reconnoître; le cadavre, d'ailleurs, exhaloit une odeur si infecte, que personne ne pouvoit la supporter. François, cependant, fit le serment ordinaire, parce que ses soins lui répondoient que c'étoit véritablement le corps de la princesse. Frappé du hideux spectacle dont il avoit été témoin, il se disoit à lui-même: «Où sont ces yeux si brillans? » Qu'est devenue cette beauté que nous admirions il Dona Isaa peu de temps? Est-ce vous, y » belle ? Est-ce l'impératrice, ma souveraine, ma » maîtresse ? » L'impression que ce spectacle avoit faite sur son ame fut aussi durable que sa vie. Il passa la nuit suivante sans dormir. Prosterné dans sa chambre, et fondant en larmes, il se disoit à lui-même: « O mon ame! que puis-je chercher » dans le monde ? Jusqu'à quand poursuivrai-je ⚫ une ombre vaine ? Qu'est devenue cette princesse qui nous paroissoit si belle, si grande, si digne » de nos respects! La mort, qui a traité de » la sorte le diadême impérial, est toute prête » à me frapper ? N'est-il pas de la sagesse de pré» venir ses coups, en mourant au monde dès ce

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