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c'était leur supérieur qui se chargeait du soin de les éveiller à cette heure. Après la récitation des hymnes et des psaumes, ou de matines et de laudes, chacun s'occupait dans sa cellule à lire l'Ecriture sainte, et quelquefois à copier des livres. Ils allaient tous ensemble dire à l'église tierce, sexte, none et vêpres, puis ils retournaient en silence à leurs cellules. Jamais il ne leur était permis de parler entre eux, même sous prétexte de délassement: toute leur conversation était avec Dieu, avec les prophètes et les apôtres, dont ils méditaient les divins écrits. Leur nourriture consistait en un peu de pain et de sel; quelques-uns y ajoutaient de l'huile, et les infirmes un peu d'herbes et de légumes. Le repas fini, ils prenaient quelques momens de repos, selon la coutume des Orientaux, et retournaient ensuite à leurs exercices ordinaires. Le travail des mains emportait une partie considérable de leur temps; mais ils avaient soin de s'attacher à celui dans lequel la vanité ne pouvait se glisser, et qui était le plus propre à les entretenir dans l'humilité. Ils faisaient des paniers et des cilices, labouraient la terre, coupaient le bois, apprêtaient à manger, et lavaient les pieds des hôtes, qu'ils servaient ensuite avec une grande charité, sans examiner s'ils étaient riches ou pauvres. Ils n'avaient d'autre lit qu'une natte étendue sur la terre. Leurs vêtemens étaient faits de poils de chèvre et de chameau, ou de peaux si grossièrement travaillées, que les plus misérables mendians n'auraient pas voulu s'en couvrir. On en trouvait pourtant parmi eux qui étaient nés dans le sein de l'opulence, et qui avaient été délicatement élevés. Ils ne portaient point de chaussure, ne possédaient rien en propre, et mettaient en commun ce qui était destiné aux besoins indispensables de la nature. Il est vrai qu'ils recueillaient la succession de leurs parens, mais ce n'était que pour la distribuer aux pauvres. Tout ce qu'ils pouvaient épargner du produit de leur travail était encore employé au même usage. Ils n'avaient qu'un cœur et qu'une âme. On n'entendait jamais parmi eux les termes de mien et de tien, inventés par l'esprit de propriété, et qui brisent si souvent les liens de charité. Il régnait dans leurs cellules une paix inaltérable et une joie pure, que l'on chercherait en vain dans la plus brillante fortune du monde. Ces anachorètes terminaient la prière du soir par de sérieuses réflexions sur le jugement dernier, afin de s'exciter à la vigilance chrétienne, et de se préparer de plus en plus au compte rigoureux que nous rendrons tous au Seigneur. S. Chrysostôme retint toujours cette pratique, dont l'expérience lui avait démontré l'utilité, et il la recommande fortement dans ses ouvrages', ainsi que L. 2 de Compunct. pag. 132, etc.

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celle de l'examen du soir. Outre les solitaires dont nous venons de parler, il y en avait encore d'autres sur les montagnes, qui me naient la vie érémitique. Ils couchaient sur la cendre, portaient de rudes cilices, et s'enfermaient dans des cavernes profondes, où ils pratiquaient tout ce que la pénitence a de plus austère.

Telle était la vie des solitaires parmi lesquels Jean résolut de se consacrer entièrement au service de Dieu. Sa constance fut d'abord éprouvée par de rudes tentations; et, quelque vif que fût en lui le désir de la solitude, il ne laissa pas de craindre, dans les commencemens, que la nouvelle carrière où il allait entrer ne se trouvât remplie de difficultés insurmontables. La nature lui disait intérieurement qu'il ne pourrait ni se passer de pain frais, ni user pour sa nourriture de la même huile que celle qui servait à sa lampe; qu'il ne viendrait jamais à bout d'endurcir son corps à toutes les austérités qu'il voyait pratiquer 1. Mais il s'arma de courage, et mit généreusement la main à l'œuvre : aussi toutes les difficultés s'évanouirent-elles dans l'exécution. C'est là l'unique parti qu'il y ait à prendre en pareil cas; et l'expérience prouve que l'on ne peut triompher que par le mépris d'une imagination moins alarmée par la réalité que séduite par de vains fantômes ".

per.

Le saint, après avoir passé quatre ans sous la conduite d'un vénérable vieillard, qui l'instruisit à fond dans les voies de la fection, en passa deux autres dans une caverne; mais l'humidité qui y régnait lui causa une maladie dangereuse, ce qui l'obligea, en 381, de retourner à Antioche pour rétablir sa santé. La même année, il fut ordonné diacre par S. Mélèce. Flavien ↳ l'éleva en

1 L. 1 de Compunct.

a Le célèbre réformateur de la Trappe trouvait, dans les commencemens de sa conversion, plus de difficulté à se lever sans feu en hiver, qu'il n'en trouva depuis dans la pratique des plus grandes austérités.

b Flavien était d'une des meilleures maisons d'Antioche. Sa gravité naturelle le préserva de bien des dangers auxquels on est exposé dans l'enfance. Il s'accoutuma de bonne heure à une vie très-pénitente. Après l'injuste déposition de S. Eustathe par les Ariens, il fut, ainsi que Diodore, d'un grand secours aux Catholiques. En 348, ils osèrent tous deux prendre hautement la défense de la foi contre le faux patriarche Léonce, qui, pour étendre sa secte, n'élevait que des Ariens aux saints ordres. Le zèle de ces deux illustres laïques était d'autant plus nécessaire, qu'il y avait peu de pasteurs orthodoxes. Ils allaient, avec les autres fidèles, prier sur les tombeaux des martyrs hors de la ville. Théodoret dit, dans le ch. 24 du livre 2 de son Histoire, qu'ils introduisirent la pieuse coutume de chanter les psaumes à deux choeurs, et de les terminer par la doxologie, Gloire au Père, et au Fils et au Saint-Esprit : coutume qui se répandit ensuite dans toutes les églises d'Orient et d'Occident. Nous croyons pourtant, malgré l'autorité de cet auteur, que la psalmodie à deux choeurs a une origine plus ancienne. En effet, il est rapporté dans le chap. 8 du livre 6 de l'Histoire de Socrate, que S. Ignace ayant vu les anges chanter tour à tour des hymnes en l'honneur de la sainte Trinité, il établit cette manière de chanter dans l'église d'Antioche. On voit encore par la fameuse lettre de Pline le Jeune à l'empereur Trajan, que le chant des psaumes était en usage parmi les Chrétiens de Bithynie; et si l'on veut remonter encore plus haut, il faisait partie des pieux exercices des Thérapeutés, comme nous l'apprenons de Philon,

suite au sacerdoce, et le fit son vicaire et son prédicateur. Jean était alors dans la quarante-troisième année de son âge. Il fut, durant l'espace de douze ans, la main, l'œil et la bouche de son évêque. Chargé d'annoncer la parole de Dieu, il remplit cette importante fonction avec le plus grand succès. Il mit le soin et l'instruction des pauvres au nombre de ses devoirs les plus essentiels. Son amour pour les malheureux ne connaissait point de bornes, et il n'était jamais plus éloquent que quand il les recommandait à la charité des fidèles : ce qu'il faisait toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Quoique la ville d'Antioche comptât pour lors cent mille Chrétiens ", le zèle de notre saint suffisait à leur annoncer à tous les ordonnances de la loi du Seigneur. Il prêchait plusieurs fois la semaine, et souvent plusieurs fois le même jour.

La réputation de Flavien et de Diodore était si bien établie, que les Ariens eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher de donner des éloges à leur vertu. Léonce reçut les plaintes qu'ils lui portèrent contre l'impie Actius, et le dégrada du diaconat. S. Mélèce, qui fut élevé sur le siége d'Antioche vers l'an 361, les ordonna prêtres, et leur confia le gouvernement de son Eglise, lorsqu'il eut été exilé par l'empereur Constance. Čes deux ministres zélés travaillèrent toujours conjointement au salut des âmes, jusqu'au temps où Diodore fut élu évêque de Tarse.

Flavien suivit S. Mélèce au concile général tenu à Constantinople en 381, et mérita de lui succéder après sa mort. Il retraça en lui toutes les vertus de son prédécesseur, et surtout sa bonté, sa candeur et son affabilité. Malheureusement le schisme qui divisait depuis long-temps l'Eglise d'Antioche n'était point encore éteint. Voici quelle en avait été l'occasion. Après la mort de S. Eustathe, on ne put s'accorder sur le choix de son successeur. Les plus zélés parti sans de ce saint évêque élurent Paulin : les autres Catholiques, avec les Ariens, élurent S. Mélèce; et les Apollinaristes, un homme de leur secte, nommé Vitalis. S. Athanase et tout l'Occident se déclarèrent pour Paulin; et le plus grand nombre des Catholiques d'Antioche, avec tout l'Orient, pour S. Mélèce. Flavien et Diodore s'attachèrent aussi à ce dernier. Paulin, avec cette partie de Catholiques connus sous le titre d'Eustathiens, à cause de leur attachement à S. Eustathe, ne voulut point reconnaître Flavien après son élection. La mort de Paulin, arrivée en 383, aurait sans doute procuré le rétablissement de la paix, si ses partisans ne lui eussent donné un successeur dans la personne d'Evagre. Celui-ci n'eut aucun évêque pour lui, vu la neutralité que gardèrent l'Egypte et l'Occident. Flavien au contraire avait tout l'Orient pour lui. Enfin Evagre mourut en 395. Quoique les Eustathiens n'eussent plus d'évêque, ils persistèrent encore plusieurs années dans le schisme. S. Chrysostôme, que ce scandale pénétrait de douleur, travailla fortement à le détruire quand il eut été fait archevêque de Constantinople. Les Eglises d'Occident et d'Egypte nommèrent des commissaires qui, de concert avec les parties intéressées, cherchèrent les moyens d'étouffer toutes les semences de division. Ils eurent le bon heur de ramener la paix, et de réunir tout le monde sous la condnite de Flavien, qui fut enfin reconnu pour le pasteur légitime.

Flavien était étroitement uni avec S. Chrysostome: aussi prit-il beaucoup de part aux persécutions qu'on lui suscita. Il n'eut pas plus tôt appris son injuste bannissement, qu'il en écrivit au clergé de Constantinople. Il mourut en 404, l'année même que le saint archevêque de Constantinople fut chassé pour toujours de son église. Le concile général de Chalcédoine lui donna le titre de bienheureux. Théodoret lui a donné ceux de grand, d'admirable et de saint. Flavien d'Antioche n'ayant jamais été honoré d'un culte public, ni chez les Grecs, ni chez les Latins, on ne voit pas pourquoi Baillet et plusieurs autres agiographes lui ont assigné le 21 de février. On peut consulter là-dessus Chastelain, sur le Martyrologe romain, p. 630 et 685. Ce critique a inséré le nom de Flavien d'Antioche au 26 de septembre dans les additions au Martyrologe universel; mais il lui donne seulement le titre de vénérable,

C'est du saint lui-même que nous apprenons çeçi,

Le fruit de ses prédications fut si grand, qu'il vint à bout d'exterminer le vice, de déraciner les abus les plus invétérés, et de changer toute la face d'Antioche. Il avait aussi un talent singulier pour la controverse, et il la maniait si habilement dans ses sermons, que les Juifs, les païens et les hérétiques qui venaient l'écouter, y trouvaient la plus solide réfutation de leurs erreurs.

Deux ans après que notre saint eut été ordonné prêtre, les habitans d'Antioche se révoltèrent, à l'occasion d'un nouvel impôt que l'empereur Théodose Ier avait établi pour se mettre en état de faire la guerre à Maxime, qui s'était emparé de l'empire d'Occident. La populace porta l'insolence jusqu'aux derniers excès. Elle traîna ignominieusement dans les rues, et brisa ensuite la statue de l'empereur, ainsi que celles de son frère, de ses deux fils et de l'impératrice Flaccille, morte depuis quelque temps. La fureur ayant fait place à la réflexion, les coupables sentirent toute l'énormité de leur crime. La consternation devint générale. Les uns quittèrent la ville, les autres se cachèrent; et il n'y avait presque personne qui osât paraître en public. Les magistrats, de leur côté, remplirent les prisons, afin de découvrir tous ceux qui avaient trempé dans la révolte. Mais on fut au comble du déses poir lorsqu'on vit arriver les deux officiers que l'empereur avait envoyés à Antioche. Il courait un bruit qu'ils venaient avec ordre de confisquer les biens des coupables, de les faire brûler vifs, et de raser la ville. L'évêque Flavien, touché du désespoir de son troupeau, mit toute sa confiance en Dieu, et résolut d'aller implorer la clémence de Théodose en faveur d'une ville qui l'avait outragé. Il partit donc pour Constantinople, sans être retenu ni par son grand âge, ni par la rigueur de la saison, ni par le triste état de sa sœur, malade à l'extrémité. Le discours qu'il fit à l'empereur est si beau, que nous avons cru devoir le rapporter ici presque en entier. On ne peut d'ailleurs le regarder comme un hors-d'œuvre, puisqu'il fut principalement composé par S. Chrysostôme, qui le lut au peuple pour le consoler.

Flavien étant arrivé à Constantinople, se rendit au palais impérial. Lorsqu'on l'eut conduit devant Théodose, il se tint loin de lui, baissant la tête, se couvrant le visage, et ne s'exprimant que par des larmes, comme s'il eût été lui-même coupable. Il resta quelque temps dans cette attitude, mille fois plus éloquente que tous les discours. L'empereur fut attendri en voyant la douleur profonde de ce vénérable vieillard, qui, pour ainsi dire, portait dans son cœur tout le poids du crime public. Au lieu donc de faire des reproches sanglans, il se contenta de rappeler en abrégé les grâces dont il avait comblé la ville d'Antioche; puis il

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ajouta : « Est-ce donc là la reconnaissance des habitans d'An » tioche? Ma bienveillance pour eux devait-elle être payée d'un » tel retour? Quelles plaintes peuvent-ils faire contre moi? En quoi les ai-je jamais offensés? Supposons cependant qu'ils aient » contre moi de justes griefs; il fallait au moins qu'ils épargnassent » les morts, dont ils n'avaient reçu aucune injure a. Pourquoi les » insulter si indignement? Mais pour revenir à moi-même, ont» ils oublié les marques d'affection que je n'ai cessé de donner à » leur ville? Ils savent que je l'ai préférée à toutes les autres, » même à celle de ma naissance, et que j'ai toujours témoigné la plus vive impatience de l'aller voir. Ne me faisais-je pas une joie » de penser qu'il me serait bientôt permis de satisfaire mon désir ?»' Le patriarche, qui n'avait rien à dire pour justifier la conduite de son peuple, répondit ainsi : « Nous reconnaissons, seigneur, » que nous avons reçu en toute occasion les plus éclatans témoi>>> gnages de votre affection ; et ce qui aggrave le plus notre crime >> et notre douleur, c'est que nous n'y avons répondu que par l'ingratitude la plus noire. Aussi tous les supplices ne pour» raient-ils avoir de proportion avec ce que nous méritons. Mais, » hélas! le mal que nous nous sommes fait à nous-mêmes est » pire que mille morts. Nous nous sommes couverts d'ignominie » à la face du monde entier. Nous n'osons plus fixer nos regards » sur personne, ni même soutenir la lumière du soleil. Notre mal» heur cependant n'est point encore désespéré; vous pouvez, sei» gneur, y remédier. Des outrages sanglans ont été souvent la » matière d'une grande charité. Lorsque le démon eut perdu le » genre humain, la miséricorde divine le fit rentrer dans les droits » dont il était déchu par le péché. C'est le même esprit de malice qui a creusé l'abîme dans lequel la malheureuse ville d'Antioche » est tombée. Oui, j'ose le dire, c'est, seigneur, votre bienveil» lance pour nous qui a excité la jalousie du démon, et qui nous » a rendus victimes de sa rage. Image de Dieu sur la terre, vous » pouvez tirer le bien du mal, et vous ne sauriez mieux vous ven» ger de notre ennemi qu'en nous pardonnant. La clémence que » vous ferez paraître en cette occasion vous acquerra plus de gloire » que les triomphes les plus éclatans. Vous ornerez votre tête » d'une couronne bien plus précieuse que celle que vous portez, puisqu'elle sera le fruit de votre seule vertu. A la place de ces » statues que l'on a renversées, vous vous en élèverez d'autres, non » de marbre ou de bronze; que le temps détruit, mais de vivan» tes et d'éternelles, dans les cœurs de ceux qui entendront parler de la victoire que vous aurez remportée sur un juste resa Par ces mots, Théodose désignait l'impératrice Flaccille,

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