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De qui les blés touffus, jaunissantes forêts,
Du joyeux moissonneur attendent la faucille.
D'agrestes déités quelle noble famille!

La Récolte et la Paix, aux yeux purs et sereins,
Les épis sur le front, les épis dans les mains,
Qui viennent, sur les pas de la belle Espérance,
Verser la corne d'or où fleurit l'Abondance.

LE BERGER.

Sans doute qu'à tes yeux elles montrent leurs pas ;
Moi, j'ai des yeux d'esclave, et je ne les vois pas.
Je n'y vois qu'un sol dur, laborieux, servile,
Que j'ai, non pas pour moi, contraint d'être fertile ;
Où, sous un ciel brûlant, je moissonne le grain
Qui va nourrir un autre et me laisse ma faim.
Voilà quelle est la terre; elle n'est point ma mère,
Elle est pour moi marâtre; et la nature entière

Est plus nue à mes yeux, plus horrible à mon cœur,
Que ce vallon de mort qui te fait tant d'horreur.

LE CHEVRIER.

Le soin de tes brebis, leur voix douce et paisible,
N'ont-ils donc rien qui plaise à ton âme insensible?
N'aimes-tu point à voir les jeux de tes agneaux ?
Moi, je me plais auprès de mes jeunes chevreaux?
Je m'occupe à leurs jeux; j'aime leur voix bêlante;
Et quand sur la rosée et sur l'herbe brillante

Vers leur mère en criant je les vois accourir,
Je bondis avec eux de joie et de plaisir.

LE BERGER.

Ils sont à toi; mais moi, j'eus une autre fortune.

Ceux-ci de mes tourments sont la cause importune.
Deux fois, avec ennui, promenés chaque jour,
Un maître soupçonneux nous attend au retour.
Rien ne le satisfait : ils ont trop peu de laine;
Ou bien ils sont mourants, ils se traînent à peine;
En un mot, tout est mal. Si le loup quelquefois
En saisit un, l'emporte et s'enfuit dans les bois,
C'est ma faute; il fallait braver ses dents avides.
Je dois rendre les loups innocents et timides.
Et puis menaces, cris, injures, emportements,
Et lâches cruautés qu'il nomme châtiments.

LE CHEVRIER.

Toujours à l'innocent les dieux sont favorables :
Pourquoi fuir leur présence, appui des misérables?
Autour de leurs autels, parés de nos festons,
Que ne viens-tu danser, offrir de simples dons,
Du chaume, quelques fleurs, et par ces sacrifices
Te rendre Jupiter et les nymphes propices?

:

LE BERGER.

Non les danses, les jeux, les plaisirs des bergers,
Sont à mon triste cœur des plaisirs étrangers.

Que parles-tu de dieux, de nymphes et d'offrandes?
Moi, je n'ai pour les dieux ni chaume, ni guirlandes ;
Je les crains, car j'ai vu leur foudre et leurs éclairs;
Je ne les aime pas, ils m'ont donné des fers...
Chaque jour, par ce maître inflexible et barbare
Mes agneaux sont comptés avec un soin avare.
Trop heureux quand il daigne à mes cris superflus
N'en pas redemander plus que je n'en reçus.

O juste Némésis! si jamais je puis être

Le plus fort à mon tour, si je puis me voir maître, Je serai dur, méchant, intraitable, sans foi, Sanguinaire, cruel comme on l'est avec moi.

LE CHEVRIER.

Et moi, c'est vous qu'ici pour témoins j'en appelle,
Dieux! De mes serviteurs la cohorte fidèle
Me trouvera toujours humain, compatissant,

A leurs justes désirs facile et complaisant,

Afin qu'ils soient heureux et qu'ils aiment leur maître, Et bénissent en paix l'instant qui les vit naître.

LE BERGER.

Et moi, je le maudis cet instant douloureux
Qui me donna le jour pour être malheureux;
Pour agir quand un autre exige, veut, ordonne;
Pour n'avoir rien à moi, pour ne plaire à personne,
Pour endurer la faim, quand ma peine et mon deuil
Engraissent d'un tyran l'indolence et l'orgueil.

LE CHEVRIER.

Berger infortuné, ta plaintive détresse

De ton cœur dans le mien fait passer la tristesse.
Vois cette chèvre mère et ces chevreaux, tous deux
Aussi blancs que le lait qu'elle garde pour eux;
Qu'ils aillent avec toi, je te les abandonne.
Adieu. Puisse du moins ce peu que je te donne
De ta triste mémoire effacer tes malheurs,
Et, soigné par tes mains, distraire tes douleurs!

LE BERGER,

Oui, donne et sois maudit; car si j'étais plus sage,

Ces dons sont pour mon cœur d'un sinistre présage; De mon despote avare ils choqueront les yeux.

Il ne croit pas qu'on donne : il est fourbe, envieux:
Il dira que chez lui j'ai volé le salaire

Dont j'aurai pu payer les chevreaux et la mère;
Et d'un si bon prétexte ardent à se servir,
C'est à moi que lui-même il viendra les ravir.

FIN DU PREMIER VOLUME.

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