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ÉPITRE

A M. PARISOT,

ACHEVÉE LE 10 JUILLET 1742.

AMI, daigne souffrir qu'à tes yeux aujourd'hui
Je dévoile ce cœur plein de trouble et d'ennui :
Toi qui connus jadis mon ame tout entière,
Seul en qui je trouvois un ami tendre, un père,
Rappelle encor pour moi tes premières bontés;
Rends tes soins à mon cœur, il les a mérités.

Ne crois par qu'alarmé par de frivoles craintes
De ton silence ici je te fasse des plaintes ;
Que par de faux soupçons, indignes de tous deux,
Je puisse t'accuser d'un mépris odieux.
Non, tu voudrois en vain t'obstiner à te taire:
Je sais trop expliquer ce langage sévère
Sur ce triste projet que je t'ai dévoilé;
Sans m'avoir répondu, ton silence a parlé.
Je ne m'excuse point dès qu'un ami me blâme;
Le vil orgueil n'est pas le vice de mon ame:
J'ai reçu quelquefois de solides avis

Avec bonté donnés, avec zéle suivis.
J'ignore ces détours dont les vaines adresses
En autant de vertus transforment nos foiblesses;
Et jamais mon esprit, sous de fausses couleurs,
Ne sut à tes regards déguiser ses erreurs.
Mais qu'il me soit permis, par un soin légitime,
De conserver du moins des droits à ton estime :
Pèse mes sentiments, mes raisons, et mon choix,

Et décide mon sort pour la dernière fois.

Né dans l'obscurité, j'ai fait dès mon enfance Des caprices du sort la triste expérience; Et s'il est quelque bien qu'il ne m'ait point ôté, Même par ses faveurs il m'a persécuté. Il m'a fait naître libre, hélas! pour quel usage? Qu'il m'a vendu bien cher un si vain avantage! Je suis libre en effet ; mais de ce bien cruel J'ai reçu plus d'ennuis que d'un malheur réel. Ah! s'il falloit un jour, absent de ma patrie, Traîner chez l'étranger ma languissante vie, S'il falloit bassement ramper auprès des grands, Que n'en ai-je appris l'art dès mes plus jeunes ans! Mais sur d'autres leçons on forma ma jeunesse. On me dit de remplir mes devoirs sans bassesse, De respecter les grands, les magistrats, les rois, De chérir les humains et d'obéir aux lois : Mais on m'apprit aussi qu'ayant par ma naissance Le droit de partager la suprême puissance, Tout petit que j'étois, foible, obscur citoyen, Je faisois cependant membre du souverain; Qu'il falloit soutenir un si noble avantage Par le cœur d'un héros, les vertus d'un sage; Qu'enfin la liberté, ce cher présent des cieux, N'est qu'un fléau fatal pour les cœurs vicieux. Avec le lait, chez nous, on suce ces maximes, Moins pour s'enorgueillir de nos droits légitimes Que pour savoir un jour se donner à-la-fois Les meilleurs magistrats et les plus sages lois.

, par

Vois-tu, me disoit-on, ces nations puissantes Fournir rapidement leurs carrières brillantes? Tout ce vain appareil qui remplit l'univers N'est qu'un frivole éclat qui leur cache leurs fers.

Par leur
propre valeur ils forgent leurs entraves:
Ils font les conquérants, et sont de vils esclaves;
Et leur vaste pouvoir, que l'art avoit produit,
Par le luxe bientôt se retrouve détruit.

Un soin bien différent ici nous intéresse,
Notre plus grande force est dans notre foiblesse :
Nous vivons sans regret dans l'humble obscurité;
Mais du moins dans nos murs on est en liberté.
Nous n'y connoissons point la superbe arrogance,
Nuls titres fastueux, nulle injuste puissance.
De sages magistrats, établis par nos voix,
Jugent nos différents, font observer nos lois.
L'art n'est point le soutien de notre république:
Être juste est chez nous l'unique politique;
Tous les ordres divers, sans inégalité,
Gardent chacun le rang qui leur est affecté.

Nos chefs, nos magistrats, simples dans leur parure,
Sans étaler ici le luxe et la dorure,

Parmi nous cependant ne sont point confondus: leurs vertus.

Ils en sont distingués, mais c'est par

Puisse durer toujours cette union charmante!
Hélas! on voit si peu de probité constante!
Il n'est rien que le temps ne corrompe à la fin;
Tout, jusqu'à la sagesse, est sujet au déclin.
Par ces réflexions ma raison exercée
M'apprit à mépriser cette pompe insensée

Par qui l'orgueil des grands brille de toutes parts,
Et du peuple imbécille attire les regards.

Mais, qu'il m'en coûta cher quand, pour toute ma vie,
La foi m'eut éloigné du sein de ma patrie;
Quand je me vis enfin, sans appui, sans secours,
A ces mêmes grandeurs contraint d'avoir recours!
Non, je ne puis penser, sans répandre des larmes,

A ces moments affreux, pleins de trouble et d'alarmes,
Où j'éprouvai qu'enfin tous ces beaux sentiments,
Loin d'adoucir mon sort, irritoient mes tourments.
Sans doute à tous les yeux la misère est horrible;
Mais pour qui sait penser elle est bien plus sensible.
A force de ramper un lâche en peut sortir:
L'honnête homme à ce prix n'y sauroit consentir.
Encor, si de vrais grands recevoient mon hommage,
Ou qu'ils eussent du moins le mérite en partage,
Mon cœur par les respects noblement accordés
Reconnoîtroit des dons qu'il n'a pas possédés:
Mais faudra-t-il qu'ici mon humble obéissance
De ces fiers campagnards nourrisse l'arrogance?
Quoi! de vils parchemins, par faveur obtenus,
Leur donneront le droit de vivre sans vertus!
Et malgré mes efforts, sans mes respects serviles,
Mon zéle et mes talents resteront inutiles!
Ah! de mes tristes jours voyons plutôt la fin
Que de jamais subir un si lâche destin.

Ces discours insensés troubloient ainsi mon ame;
Je les tenois alors, aujourd'hui je les blâme :
De plus sages leçons ont formé mon esprit;
Mais de bien des malheurs ma raison est le fruit.

Tu sais, cher Parisot, quelle main généreuse
Vint tarir de mes maux la source malheureuse;
Tu le sais, et tes yeux ont été les témoins

Si mon cœur sait sentir ce qu'il doit à ses soins.
Mais mon zéle enflammé peut-il jamais prétendre
De payer les bienfaits de cette mère tendre?
Si par les sentiments on y peut aspirer,
Ah! du moins par les miens j'ai droit de l'espérer.
Je puis compter pour peu ses bontés secourables:
Je lui dois d'autres biens, des biens plus estimables,

Les biens de la raison, les sentiments du cœur,
Même par les talents quelques droits à l'honneur.
Avant que sa bonté, du sein de la misère,
Aux plus tristes besoins eût daigné me soustraire,
J'étois un vil enfant, du sort abandonné,
Peut-être dans la fange à périr destiné ;
Orgueilleux avorton, dont la fierté burlesque
Mêloit comiquement l'enfance au romanesque,
Aux bons faisoit pitié, faisoit rire les foux,
Et des sots quelquefois excitoit le courroux.
Mais les hommes ne sont que ce qu'on les fait être :
A peine à ses regards j'avois osé paroître,
Que, de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs,

Je sentis le besoin de corriger mes mœurs:
J'abjurai pour toujours ces maximes féroces,
Du préjugé natal fruits amers et précoces,
Qui dès les jeunes ans, par leurs âcres levains,
Nourrissent la fierté des cœurs républicains;
J'appris à respecter une noblesse illustre,
Qui même à la vertu sait ajouter du lustre.
Il ne seroit pas bon dans la société
Qu'il fût entre les rangs moins d'inégalité.
Irai-je faire ici, dans ma vaine marotte,
Le grand déclamateur, le nouveau don Quichotte ?
Le destin sur la terre a réglé les états,

Et pour moi sûrement ne les changera pas.
Ainsi de ma raison si long-temps languissante
Je me formai dès-lors une raison naissante:
Par les soins d'une mère incessamment conduit,
Bientôt de ses bontés je recueillis le fruit;
Je connus que sur-tout cette roideur sauvage
Dans le monde aujourd'hui seroit d'un triste usage;
La modestie alors devint chère à mon cœur;

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