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d'un travail rebutant et sérieux, de leur montrer toujours une contenance sévère et fâchée et de se faire ainsi à leurs dépens la réputation d'homme exact et laborieux. Pour moi, monsieur, je le déclare une fois pour toutes; jaloux jusqu'au scrupule de l'accomplissement de mon devoir, je suis incapable de m'en relâcher jamais; mon goût ni mes principes ne me portent ni à la paresse ni au relâchement : mais de deux voies pour m'assurer le même succès, je préférerai toujours celle qui coûtera le moins de peine et de désagrément à mes élèves; et j'ose assurer, sans vouloir passer pour un homme très occupé, que moins ils travailleront en apparence, et plus en effet je travaillerai pour eux.

S'il y a quelques occasions où la sévérité soit nécessaire à l'égard des enfants, c'est dans les cas où les mœurs sont attaquées, ou quand il s'agit de corriger de mauvaises habitudes. Souvent, plus un enfant a d'esprit, et plus la connoissance de ses propres avantages le rend indocile sur ceux qui lui restent à acquérir. De là le mépris des inférieurs, la désobéissance aux supérieurs, et l'impolitesse avec les égaux : quand on se croit parfait, dans quels travers ne donne-t-on pas! M. de Sainte-Marie a trop d'intelligence pour ne pas sentir ses belles qualités; mais, si l'on n'y prend garde, il y comptera trop, et négligera d'en tirer tout le parti qu'il faudroit. Ces. semences de vanité ont déja produit en lui bien des petits penchants nécessaires à corriger. C'est

à cet égard, monsieur, que nous ne saurions agir avec trop de correspondance; et il est très important que, dans les occasions où l'on aura lieu d'être mécontent de lui, il ne trouve de toutes parts qu'une apparence de mépris et d'indifférence, qui le mortifiera d'autant plus que ces marques de froideur ne lui seront point ordinaires. C'est punir l'orgueil par ses propres. armes et l'attaquer dans sa source même ; et l'on peut s'assurer que M. de Sainte-Marie est trop bien né pour n'être pas infiniment sensible à l'estime des personnes qui lui sont chères.

par

La droiture du cœur, quand elle est affermie le raisonnement, est la source de la justesse de l'esprit : un honnête homme pense presque toujours juste; et quand on est accoutumé dès l'enfance à ne pas s'étourdir sur la réflexion, et à ne se livrer au plaisir présent qu'après en avoir pesé les suites et balancé les avantages avec les inconvénients, on a presque, avec un peu d'expérience, tout l'acquis nécessaire pour former le jugement. Il semble en effet que le bon sens dépend encore plus des sentiments du cœur que des lumières de l'esprit, et l'on éprouve que les gens les plus savants et les plus éclairés ne sont pas toujours ceux qui se conduisent le mieux dans les affaires de la vie : ainsi, après avoir rempli M. de Sainte-Marie de bons principes de morale, on pourroit le regarder en un sens comme assez avancé dans la science du raisonnement. Mais s'il est quelque point important

dans son éducation, c'est sans contredit celui-là; et l'on ne sauroit trop bien lui apprendre à connoître les hommes, à savoir les prendre par leurs vertus et même par leurs foibles, pour les amener à son but, et à choisir toujours le meilleur parti dans les occasions difficiles. Cela dépend en partie de la manière dont on l'exercera à considérer les objets et à les retourner de toutes leurs faces, et en partie de l'usage du monde. Quant au premier point, vous y pouvez contribuer beaucoup, monsieur, et avec un très grand succès, en feignant quelquefois de le consulter sur la manière dont vous devez vous conduire dans des incidents d'invention; cela flattera sa vanité, et il ne regardera point comme un travail le temps qu'on mettra à délibérer sur une affaire où sa voix sera comptée pour quelque chose. C'est dans de telles conversations qu'on peut lui donner le plus de lumières sur la science du monde, et il apprendra plus dans deux heures de temps par ce moyen qu'il ne feroit en un an par des instructions en régle: mais il faut observer de ne lui présenter que des matières proportionnées à son âge, et sur-tout l'exercer long-temps sur des sujets où le meilleur parti se présente aisément, tant afin de l'amener facilement à le trouver comme de lui-même, que pour éviter de lui faire envisager les affaires de la vie comme une suite de problêmes où, les divers partis paroissant également probables, il seroit presque indifférent de se déterminer plu

tôt pour l'un que pour l'autre ; ce qui le méneroit à l'indolence dans le raisonnement, et à l'indifférence dans la conduite.

L'usage du monde est aussi d'une nécessité absolue, et d'autant plus pour M. de Sainte-Marie, que, né timide, il a besoin de voir souvent compagnie pour apprendre à s'y trouver en liberté, et à s'y conduire avec ces graces et cette aisance qui caractérisent l'homme du monde et l'homme aimable. Pour cela, monsieur, vous auriez la bonté de m'indiquer deux ou trois maisons où je pourrois le mener quelquefois par forme de délassement et de récompense. Il est vrai qu'ayant à corriger en moi-même les défauts que je cherche à prévenir en lui, je pourrois paroître peu propre à cet usage. C'est à vous, monsieur, et à madame sa mère, à voir ce qui convient, et à vous donner la peine de le conduire quelquefois avec vous si vous jugez que cela lui soit plus avantageux. Il sera bon aussi que quand on aura du monde on le retienne dans la chambre, et qu'en l'interrogeant quelquefois et à propos sur les matières de la conversation, on lui donne lieu de s'y mêler insensiblement. Mais il y a un point sur lequel je crains de ne me pas trouver tout-à-fait de votre sentiment. Quand M. de Sainte-Marie se trouve en compagnie sous vos yeux, il badine et s'égaie autour de vous, et n'a des yeux que pour son papa, tendresse bien flatteuse et bien aimable; mais s'il est contraint d'aborder une autre personne ou de lui parler, aussitôt il est

décontenancé, il ne peut marcher ni dire un seul mot, ou bien il prend l'extrême, et lâche quelque indiscrétion. Voilà qui est pardonnable à son âge mais enfin on grandit, et ce qui convenoit hier ne convient plus aujourd'hui; et j'ose dire qu'il n'apprendra jamais à se présenter tant qu'il gardera ce défaut. La raison en est qu'il n'est point en compagnie quoiqu'il y ait du monde autour de lui; de peur d'être contraint de se gêner, il affecte de ne voir personne, et le papa lui sert d'objet pour se distraire de tous les autres. Cette hardiesse forcée, bien loin de détruire sa timidité, ne fera sûrement que l'enraciner davantage tant qu'il n'osera point envisager une assemblée ni répondre à ceux qui lui adressent la parole. Pour prévenir cet inconvé-, nient, je crois, monsieur, qu'il seroit bien de le tenir quelquefois éloigné de vous, soit à table, soit ailleurs, et de le livrer aux étrangers pour l'accoutumer de se familiariser avec eux.

On concluroit très mal si, de tout ce que je viens de dire, on concluoit que, me voulant débarrasser de la peine d'enseigner, ou peut-être par mauvais goût méprisant les sciences, je n'ai nul dessein d'y former monsieur votre fils, et qu'après lui avoir enseigné les éléments indispensables je m'en tiendrai là, sans me mettre en peine de le pousser dans les études convenables. Ce n'est pas ceux qui me connoîtront qui raisonneroient ainsi; on sait mon goût déclaré pour les sciences, et je les ai assez cultivées pour avoir dù

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