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décela point, et il resta confondu parmi le troupeau des écoliers ordinaires.

Ses classes finies, Balzac se donna cette seconde éducation qui est la vraie; il étudia, se perfectionna, suivit les cours de la Sorbonne et fit son droit, tout en travaillant chez l'avoué et le notaire. Ce temps, perdu en apparence, puisque Balzac ne fut ni avoué, ni notaire, ni avocat, ni juge, lui fit connaître le personnel de la basoche et le mit à même d'écrire plus tard, de façon à émerveiller les hommes du métier, ce que nous pourrions appeler le contentieux de la Comédie humaine.

Les examens passés, la grande question de la carrière à prendre se présenía. On voulait faire de Balzac un notaire; mais le futur grand écrivain, qui, bien que personne ne crût à son génie, en avait la conscience, refusa le plus respectueusement du monde, quoiqu'on lui eût ménagé une charge à des conditions très-favorables. Son père lui accorda deux ans pour faire ses preuves, et comme la famille retournait en province, madame Balzac installa Honoré dans une mansarde, en lui allouant une pension suffisante à peine aux plus stricts besoins, espérant qu'un peu de vache enragée le rendrait plus sage.

Cette mansarde était perchée rue de Lesdiguières, no 9, près de l'Arsenal, dont la bibliothèque offrait ses ressources au jeune travailleur. Sans doute passer d'une maison abondante et luxueuse à un misérable réduit serait une chose dure à un tout autre âge qu'à vingt et un ans, âge qui était celui de Balzac; mais si le rêve de tout enfant est d'avoir des bottes, celui de tout jeune homme est d'avoir une chambre, une chambre bien à lui, dont il ait la clef dans sa poche, ne pût-il tenir debout qu'au milieu : une chambre, c'est la robe virile, c'est l'indépendance, la personnalité, l'amour!

Voilà donc maître Honoré juché près du ciel, assis devant sa table, et s'essayant au chef-d'œuvre qui devait donner raison à l'indulgence de son père et démentir les horoscopes défavorables de ses amis. - Chose singulière, Balzac débuta par une tragédie, par un Cromwell! Vers ce temps-là, à peu près, Victor Hugo mettait la dernière main à son Cromwell, dont la préface fut le manifeste de la jeune école dramatique.

A cette époque Balzac n'avait pas encore conçu le plan de l'oeuvre qui devait l'immortaliser; il se cherchait encore avec inquiétude, anhélation et labeur, essayant tout et ne réussissant à rien; pourtant il possédait déjà cette opiniâtreté de travail à laquelle Minerve, quelque revêche qu'elle soit, doit un jour ou l'autre céder; il ébauchait des opéras-comiques, faisait des plans de comédies, de drames et de romans. Une volonté moins robuste se fût découragée mille fois, mais par bonheur Balzac avait une confiance inébranlable dans son génie méconnu de tout le monde. Il voulait être un grand homme et il le fut par d'incessantes projections de ce fluide plus puissant que l'électricité, et dont il fait de si subtiles analyses dans Louis Lambert.

Contrairement aux écrivains de l'école romantique, qui tous se distinguèrent par une hardiesse et une facilité d'exécution étonnantes, et produisirent leurs fruits presque en même temps que leurs fleurs, dans une éclosion pour ainsi dire involontaire, Balzac, l'égal de tous comme génie, ne trouvait pas son moyen d'expression, ou ne le trouvait qu'après des peines infinies.

Fondeur obstiné, il rejetait dix ou douze fois au creuset le métal qui n'avait pas rempli exactement le moule; comme Bernard Palissy, il cût brûlé les meubles, le plancher et jusqu'aux poutres de sa maison pour entretenir le feu de son fourneau et ne pas manquer l'expérience; les nécessités les plus dures ne lui firent jamais livrer une œuvre sur laquelle il n'eût pas mis le dernier effort, et il donna d'admirables exemples de conscience littéraire.

Sa manière de procéder était celle-ci : quand il avait longtemps porté et vécu un sujet, d'une écriture rapide, heurtée, pochée, presque hieroglyphique, il traçait une espèce de scenario en quelques pages, qu'il envoyait à l'imprimerie, d'où elles revenaient en placards, c'est-à-dire en colonnes isolées au milieu de larges feuilles. Il lisait attentivement ces placards, qui donnaient déjà à son embryon d'œuvre ce caractère impersonnel que n'a pas le manuscrit, et il appliquait à cette ébauche la haute faculté critique qu'il possédait, comme s'il se fût agi d'un autre. Il opérait sur quelque chose; s'approuvant ou se désapprouvant, il maintenait ou corrigeait,

mais surtout ajoutait. Des lignes partant du commencement du milieu ou de la fin des phrases, se dirigeaient vers les marges, à droite, à gauche, en haut, en bas, conduisant à des développements, à des intercalations, à des incises, à des épithètes, à des adverbes. Au bout de quelques heures de travail, on eût dit le bouquet d'un feu d'artifice dessiné par un enfant. Six, sept et parfois dix épreuves revenaient raturées, remaniées, sans satisfaire le désir de perfection de l'auteur Nous avons vu aux Jardies, sur les rayons d'une bibliothèque composée de ses œuvres seules, chaque épreuve différente du même ouvrage reliée en un volume séparé, depuis le premier jet jusqu'au livre définitif; la comparaison de la pensée de Balzac à ses divers états offrirait une étude bien curieuse et contiendrait de profitables leçons littéraires.

Balzac, comme Vichnou, le dieu indien, possédait le don d'avatar, c'est-à-dire celui de s'incarner dans des corps différents et d'y vivre le temps qu'il voulait; seulement le nombre des avatars de Vichnou est fixé à dix, ceux de Balzac ne se comptent pas, et de plus il pouvait les provoquer à volonté. Quoique cela semble singulier en plein dix-neuvième siècle, Balzac fut un voyant. Son mérite d'observateur, sa perspicacité de physiologiste, son génie d'écrivain, ne suffisent pas pour expliquer l'infinie variété des deux ou trois mille types qui jouent un rôle plus ou moins important dans la Comédie humaine. Il ne les copiait pas, il les vivait idéalement, revêtait leurs habits, contractait leurs habitudes, s'entourait de leur milieu, était eux-mêmes tout le temps nécessaire. De là viennent ces personnages soutenus, logiques, ne se démentant et ne s'oubliant jamais, doués d'une existence intime et profonde, qui, pour nous servir d'une de ses expressions, font concurrence à l'état civil. Un véritable sang rouge circule dans leurs veines, au lieu de l'encre qu'infusent à leurs créations les auteurs ordinaires.

Cette faculté, Balzac ne la possédait d'ailleurs que pour le présent. Il pouvait transporter sa pensée dans un marquis, dans un financier, dans un bourgeois, dans un homme du peuple, dans une femme du monde, dans une courtisane; mais les ombres du passé n'obéissaient pas à son appel il ne sut jamais, comme Goethe, évoquer du fond de l'antiquité

la belle Hélène et lui faire habiter le manoir gothique de Faust. Sauf deux ou trois exceptions, toute son œuvre est moderne; il s'était assimilé les vivants, il ne ressuscitait pas les morts.

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L'on a fait nombre de critiques sur Balzac et parlé de lui de bien des façons, mais on n'a pas insisté sur un point très-caractéristique à notre avis; ce point est la modernité absolue de son génie. Balzac ne doit rien à l'antiquité; pour lui il n'y a ni Grecs ni Romains, et 11 n'a pas besoin de crier qu'on l'en délivre. Balzac, comme Gavarni, a vu ses contemporains; et dans l'art, la difficulté suprême c'est de peindre ce qu'on a devant les yeux.

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Cette profonde compréhension des choses modernes rendait, il faut le dire, Balzac peu sensible à la beauté plastique. Il lisait d'un œil négligent les blanches strophes de marbre où l'art grec chanta la perfection de la forme humaine. Dans le musée des antiques, il regardait la Vénus de Milo sans grande extase; mais la Parisienne arrêtée devant l'immortelle statue, drapée de son long cachemire filant sans un pli de la nuque au talon, coiffée de son chapeau à voilette de Chantilly, gantée de son étroit gant Jouvin, avançant sous l'ourlet de sa robe à volants le bout verni de sa bottine claquée, faisait pétiller son œil de plaisir. Il en analysait les coquettes allures, il en dégustait longuement les grâces savantes, tout en trouvant comme elle que la déesse avait la taille bien lourde et ne ferait pas bonne figure chez Mmes de Beauséant, de Listomère ou d'Espard. La beauté idéale, avec ses lignes sereines et pures, était trop simple, trop froide, trop une, pour ce génie compliqué, touffu et divers. Aussi dit-il quelque part Il faut être Raphaët pour faire beaucoup de Vierges. Le caractère lui plai» — sait plus que le style, et il préférait la physionomie à la beauté. Dans ses portraits de femme, il ne manque jamais de mettre un signe, un pli, une ride, une plaque rose, un coin attendr et fatigué, une veine trop apparente, quelque détail indiquant les meurtrissures de la vie, qu'un poëte, traçant la même image, eût à coup sûr supprimé, à tort sans doute.

Avec son profond instinct de la réalité, Balzac comprit que

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la vie moderne qu'il voulait peindre était dominée par u grand fait, l'argent, et dans la Peau de chagrin, il eut le courage de représenter un amant inquiet non-seulement de savoir s'il a touché le cœur de celle qu'il aime, mais encore s'il aura assez de monnaie pour payer le fiacre dans lequel il la reconduit. Cette audace est peut-être une des plus grandes qu'on se soit permises en littérature, et seule elle suffirait pour immortaliser Balzac. La stupéfaction fut profonde, et les purs s'indignèrent de cette infraction aux lois du genre, mais tous les jeunes gens qui, allant en soirée chez quelque belle dame avec des gants blancs repassés à la gomme élastique, avaient traversé Paris en danseurs, sur la pointe de leurs escarpins, redoutant une mouche de boue plus qu'un coup de pistolet, compatirent, pour les avoir éprouvées, aux angoisses de Valentin, et s'intéressèrent vivement à ce chapeau qu'il ne peut renouveler et conserve avec des soins si minutieux. Aux moments de misère suprême, la trouvaille d'une des pièces de cent sous glissées entre les papiers du tiroir par la pudique commisération de Pauline produisait l'effet des coups de théâtre les plus romanesques ou de l'intervention d'une péri dans les contes arabes. Qui n'a pas découvert aux jours de détresse, oublié dans un pantalon ou dans un gilet, quelque glorieux écu apparaissant à propos et vous sauvant du malheur que la jeunesse redoute le plus rester en affront devant une femme aimée pour une voiture, un bouquet, un petit banc, un programme de spectacle, une gratification à l'ouvreuse ou quelque vétille de ce genre?

Balzac excelle d'ailleurs dans la peinture de la jeunesse pauvre, comme elle l'est presque toujours, s'essayant aux premières luttes de la vie, en proie aux tentations des plaisirs et du luxe, et supportant de profondes misères à l'aide de hautes espérances. Valentin, Rastignac, Bianchon, d'Arthez, Lucien de Rubempré, Lousteau, ont tous tiré à belles dents dans les durs biftecks de la vache enragée, nourriture fortifiante pour les estomacs robustes, indigeste pour les estomacs débiles; il ne les loge pas, tous ces beaux jeunes gens sans le sou, dans des mansardes de convention tendues de perse, à fenêtre festonnée de pois de senteur et donnant

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