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sur des jardins; il ne leur fait pas manger des mets simples, apprêtés par les mains de la nature, et ne les habille pas de vêtements sans luxe, mais propres et commodes; il les met en pension bourgeoise chez la maman Vauquer, ou les accroupit sous l'angle aigu d'un toit, les accoude aux tables grasses des gargottes infimes, les affuble d'habits noirs aux coutures grises, et ne craint pas de les envoyer au mont-depiété, s'ils ont encore, chose rare, la montre de leur père.

O Corinne, toi qui laisses, au cap Mysène, pendre ton bras de neige sur ta lyre d'ivoire, tandis que le fils d'Albion, drapé d'un superbe manteau neuf et chaussé de bottes à cœur parfaitement cirées, te contemple et t'écoute dans une pose élégante; Corinne, qu'aurais-tu dit de semblables héros? Ils ont pourtant une petite qualité qui manquait à Oswald, -ils vivent, et d'une vie si forte qu'il semble qu'on les ait rencontrés mille fois; - aussi Pauline, Delphine de Nucingen, la princesse de Cadignan, Mme de Bargeton, Coralie, Esther, en sont-elles follement éprises.

De cette modernité sur laquelle nous appuyons à dessein. provenait, sans qu'il s'en doutât, la difficulté de travail qu'éprouvait Balzac dans l'accomplissement de son œuvre : la langue française épurée par les classiques du dix-septième siècle n'est propre, lorsqu'on veut s'y conformer, qu'à rendre des idées générales, et qu'à peindre des figures conventionnelles dans un milieu vague. Pour exprimer cette multiplicité de détails, de caractères, de types, d'architectures, d'ameublements, Balzac fut obligé de se forger une langue spéciale, composée de toutes les technologies, de tous les argots de la science, de l'atelier, des coulisses, de l'amphithéâtre même. Chaque mot qui disait quelque chose était le bienvenu, et la phrase, pour le recevoir, ouvrait une incise, une parenthèse, et s'allongeait complaisamment. - C'est ce qui a fait dire aux critiques superficiels que Balzac ne savait pas écrire. Il avait, bien qu'il ne le crût pas, un style et un très-beau style, le style nécessaire, fatal et mathématique de son idée!

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Nous glisserons légèrement sur le temps de sa vie où il essaya de s'assurer l'indépendance par des spéculations de librairie, auxquelles ne manquèrent que des capitaux pour

être heureuses. Ces tentatives l'endettèrent, engagèrent son avenir, et, malgré les secours dévoués, mais trop tardifs peutêtre de la famille, lui imposèrent ce rocher de Sisyphe qu'il remonta tant de fois jusqu'au bord du plateau, et qui retombait toujours plus écrasant sur ses épaules d'Atlas, chargées en outre de tout un monde.

Cette dette qu'il se faisait un devoir sacré d'acquitter, car elle représentait la fortune d'êtres chers, fut la Nécessité au fouet armé de pointes, à la main pleine de clous de bronze, qui le harcela nuit et jour, sans trêve ni pitié, lui faisant regarder comme un vol une heure de repos ou de distraction. Elle domina douloureusement toute sa vie, et la rendit souvent inexplicable pour qui n'en possédait pas le secret.

Après la mansarde de la rue de Lesdiguières, Balzac, qui commençait à devenir célèbre, alla habiter à Chaillot, rue des Batailles, une maison d'où l'on découvrait une vue admirable, le cours de la Seine, le champ de Mars, l'école militaire, le dôme des Invalides, une grande portion de Paris et plus loin les coteaux de Meudon. Il s'était arrangé un intérieur assez luxueux, car il savait qu'à Paris on ne croit guère au talent pauvre, et que le paraître y amène souvent l'étre.

C'est à cette période que se rapportent ses velléités d'élégance et de dandysme, le fameux habit bleu à boutons d'or massif, la massue à pommeau de turquoises, les apparitions aux Bouffes et à l'Opéra, et les visites plus fréquentes dans le monde, où sa verve étincelante le faisait rechercher, visites utiles d'ailleurs, car il y rencontra plus d'un modèle. Il n'était pas facile de pénétrer dans cette maison, mieux gardée que le jardin des Hesperides. Deux ou trois mots de passe étaient exigés. Balzac, de peur qu'ils ne s'ébruitassent, les changeait souvent. Nous nous souvenons de ceux-ci: Au portier l'on disait : « La saison des prunes est arrivée, » et il vous laissait franchir le seul; au domestique accouru sur l'escalier au son de la cloche, il fallait murmurer:

j'apporte des dentelles de Belgique, » et si vous assuriez au valet de chambre que « madame Bertrand était en bonne santé, » on vous introduisait enfin.

Ces enfantillages amusaient beaucoup Balzac; i's étaient

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peut-être nécessaires pour écarter les fâcheux et d'autres visiteurs plus désagréables encore.

Un des rêves de Balzac était l'amitié héroïque et dévouée, deux âmes, deux courages, deux intelligences fondues dans la même volonté.

Il voulut former une association dans le goût de celle qui réunissait Ferragus, Montriveau, Ronquerolles et leurs compagnons. Seulement il ne s'agissait pas de coups si hardis; un certain nombre d'amis devaient se prêter aide et secours en toute occasion et travailler, selon leurs forces, au succès ou à la fortune de celui qui serait désigné, à charge de revanche, bien entendu. Fort infatué de son projet, Balzac recruta quelques affiliés qu'il ne mit en rapport les uns avec les autres qu'en prenant des précautions, comme s'il se fût agi d'une société politique ou d'une vente de carbonari.

L'association, qui comptait parmi ses membres, G. de C., L. G., L. D., J. S., Merle, qu'on appelait le beau Merle, nous et quelques autres qu'il est inutile de désigner, s'appelait le Cheval rouge. Lorsqu'il fallait concerter quelque projet, convenir de certaines démarches, Balzac, élu par acclamation grand maître de l'ordre, envoyait par un affidé à chaque cheval (c'était le nom argotique que prenaient les membres entre eux) une lettre dans laquelle était dessiné un petit cheval rouge avec ces mots; « Écurie, tel jour, tel endroit; » le lieu changeait chaque fois, de peur d'éveiller la curiosité ou le soupçon. Dans le monde, quoique nous nous connussions tous et de longue main pour la plupart, nous devions éviter de nous parler ou ne nous aborder que froidement, pour écarter toute idée de connivence.

Après quatre ou cinq réunions, le Cheval rouge cessa d'exister, la plupart des chevaux n'avaient pas de quoi payer leur avoine à la mangeoire symbolique; et l'association qui devait s'emparer de tout fut dissoute, parce que ses membres manquaient souvent de quinze francs, prix de l'écot.

Désarçonné d'une chimère, Balzac en remontait bien vite une nouvelle, et il repartait pour un autre voyage dans le bleu, avec cette naïveté d'enfant qui chez lui s'alliait à la sagacité la plus profonde et à l'esprit le plus retors.

Les Jardies préoccupèrent beaucoup l'attention publique,

lorsque Balzac les acheta, dans l'intention honorable de constituer un gage à sa mère. En passant en wagon sur le chemin de fer qui longe Ville-d'Avray, chacun regardait avec curiosité cette petite maison, moitié cottage, moitié chalet, qui se dressait au milieu d'un terrain en pente et d'apparence glaiseuse.

Ce terrain, selon Balzac, était le meilleur du monde; autrefois, prétendait-il, un certain cru célèbre y poussait et les raisins, grâce à une exposition sans pareille, s'y cuisaient comme les grappes de Tokay sur les coteaux de Bohême. Le soleil, il est vrai, avait toute liberté de mûrir la vendange en ce lieu, où il n'existait qu'un seul arbre. Balzac essaya d'enclore cette propriété de murs, qui devinrent fameux par leur obstination à s'écrouler ou à glisser tout d'une pièce sur l'escarpement trop abrupt, et il rêvait pour cet endroit privilégié du ciel, les cultures les plus fabuleuses et les plus exotiques. Ici se place naturellement l'anecdote des ananas, qu'on a si souvent répétée que nous ne la redirions pas, si nous ne pouvions y ajouter un trait vraiment caractéristique. - Voici le projet cent mille pieds d'ananas étaient plantés dans le clos des Jardies, métamorphosé en serres qui n'exigeraient qu'un médiocre chauffage, vu la torridité du site. Les ananas devaient être vendus cinq francs au lieu d'un louis qu'ils coûtent ordinairement, soit cinq cent mille francs; il fallait déduire de ce prix cent mille francs pour les frais de culture, de châssis, de charbon; restaient donc quatre cent mille francs. nets, qui constituaient à l'heureux propriétaire une rente splendide, sans la moindre copie, ajoutait-il. — Ceci n'est rien, Balzac eut mille projets de ce genre; mais le beau est que nous cherchâmes ensemble, sur le boulevard Montmartre, une boutique pour la vente des ananas encore en germe. La boutique devait être peinte en noir et rechampie de filets d'or, et porter sur son enseigne en lettres enormes : ANANAS DES JARDIES. Il se rendit pourtant à notre conseil, de ne louer sa boutique que l'année suivante, pour éviter des frais inutiles.

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Les magnificences des Jardies n'existaient guère qu'à l'état de rêve. Tous les amis de Balzac se souviennent d'avoir vu écrit au charbon sur les murs nus plaqués de papier gris:

boiseries de palissandre,

tapisserie des Gobelins, glaces de Venise, tableaux de Raphaël. » Gérard de Nerval avait déjà décoré un appartement de cette manière, et cela ne nous étonnait pas. Quant à Balzac, il se croyait littėralement dans l'or, le marbre et la soie; mais, s'il n'acheva pas les Jardies et s'il prêta à rire par ses chimères, il sut du moins se bâtir une demeure éternelle, un monument « plus durable que l'airain, » une cité immense, peuplée de ses créations et dorée par les rayons de sa gloire.

Personne ne peut avoir la prétention de faire une biographie complète de Balzac; toute liaison avec lui étant nécessairement coupée de lacunes, d'absences, de disparitions. Le travail commandait absolument la vie de Balzac, et si, comme il le dit lui-même avec un'accent de touchante sensibilité dans une lettre à sa sœur, il a sacrifié sans peine à ce dieu jaloux les joies et les distractions de l'existence, il lui en a coûté de renoncer à tout commerce un peu suivi d'amitié. Répondre quelques mots à une longue missive devenait pour lui, dans ses accablements de besogne, une prodigalité qu'il pouvait rarement se permettre; il était l'esclave de son œuvre et l'esclave volontaire. Il avait, avec un cœur très-bon et très-tendre, l'égoïsme du grand travailleur. Et qui eût songé à lui en vouloir de négligences forcées et d'oublis apparents, lorsqu'on voyait les résultats de ses fuites ou de ses réclusions? Quand, l'oeuvre parachevée, il reparaissait, on eût dit qu'il vous eût quitté la veille, et il reprenait la conversation interrompue, comme si quelquefois six mois et plus ne se fussent pas écoulés. Il faisait des voyages en France pour étudier les localités où il plaçait ses Scènes de province, et se retirait chez des amis, en Touraine, où dans la Charente, trouvant là un calme que ses créanciers ne lui laissaient pas toujours à Paris. Après quelque grand ouvrage, il se permettait parfois une excursion plus longue, en Allemagne, dans la haute Italie ou en Suisse; mais ces courses faites rapidement, avec des préoccupations d'échéances à payer, de traites à remplir, et un viatique assez borné, le fatiguaient peut-être plus qu'elles ne le reposaient.

Passons maintenant à quelques détails plus intimes. Le grand Goethe avait trois choses en horreur une de ces

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