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LE

DÉPIT AMOUREUX,

COMÉDIE

EN CINQ ACTES.

1654.

ACTEURS.

ALBERT, pere de Lucile et d'Ascagne.
POLIDORE, pere de Valere.

LUCILE, fille d'Albert.

ASCAGNE, fille d'Albert, déguisée en homme.

ERASTE, amant de Lucile.

VALERE, fils de Polidore.

MARINETTE, suivante de Lucile.

FROSINE, Confidente d'Ascagne.
MÉTAPHRASTE, pédant.
GROS-RENÉ, valet d'Eraste.
MASCARILLE, valet de Valere.
LA RAPIERE, bretteur.

La scene est à Paris.

LE

DÉPIT AMOUREUX.

ACTE PREMIER.

SCENE I.

ÉRASTE, GROS-RENÉ.

ERASTE.

VEUX-TU que je te die ? une atteinte secrete
Ne laisse point mon ame en une bonne assiette:
Qui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir,
Il craint d'ètre la dupe, à ne te point mentir;
Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe,
Ou du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe.
GROS-REN É.

9

Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,
Je dirai, n'en déplaise à monsieur votre amour
Que c'est injustement blesser ma prud'hommie,
Et se connoître mal en physionomie.

Les gens de mon minois ne sont point accusés
D'être, graces à Dieu, ni fourbes, ni rusés.

Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens gueres,
Et suis homme fort rond de toutes les manieres.
Pour que l'on me trompât, cela se pourroit bien,
Le doute est mieux fondé; pourtant je n'en crois rien.
Je ne vois point encore, ou je suis une bête,
Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête.
Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour;
Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour;

Et Valere, après tout, qui cause votre crainte,

Semble n'être à présent souffert que par contrainte.
ÉRASTE.

Souvent d'un faux espoir un amant est nourri,
Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri;
Et tout ce que d'ardeur font paroître les femmes
Par fois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres
flammes.

Valere enfin, pour être un amant rebuté,
Montre depuis un temps trop de tranquillité ;
Et ce qu'à ces faveurs dont tu crois l'apparence
Il témoigue de joie ou bien d'indifférence
M'empoisonne à tous coups leurs plus charmants ap-
pas,

Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas,
Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile
Une entiere croyance aux propos de Lucile.

Je voudrois, pour trouver un tel destin bien doux,
Y voir entrer un peu de son transport jaloux;
Et, sur ses déplaisirs et son impatience;
Mon ame prendroit lors une pleine assurance.
Toi-même penses-tu qu'on puisse, comme il fait,
Voir chérir un rival d'un esprit satisfait ?
Et si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure,
Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure.

GROS-REN É.

Peut-être que son cœur a changé de desirs,
Connoissant qu'il poussoit d'inutiles soupirs.
É RASTE.

Lorsque par les rebuts une ame est détachée,
Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée,
Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat
Qu'elle puisse rester en un paisible état :
De ce qu'on a chéri la fatale présence
Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence;
Et, si de cette vue on n'accroît son dédain,

Notre amour est bien près de nous rentrer au sein.
Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme,
Un peu de jalousie occupe encore une ame;

Et l'on ne sauroit voir, sans en être piqué,
Possédé par un autre un cœur qu'on a manqué.
GROS-RENÉ.

Pour moi, je ne sais point tant de philosophie;
Ce que voyent mes yeux, franchement je m'y fie,
Et ne suis point de moi si mortel ennemi,
Que je m'aille affliger saps sujet ni demi.
Pourquoi subtiliser, et faire le capable
A chercher des raisons pour être misérable?
Sur des soupçons en l'air je m'irois alarmer!
Laissons venir la fête avant que la chòmmer.
Le chagrin me paroît une incommode chose :
Je n'en prends point, pour moi, sans bonne et juste
cause;

Et mêmes à mes yeux cent sujets d'en avoir

S'offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir.
Avec vous en amour je cours même fortune;
Celle que vous aurez me doit être commune :
La maîtresse ne peut abuser votre foi,

A moins que la suivante en fasse autant pour moi;
Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême.
Je veux croire les gens, quand on me dit, je t'aime;
Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux,
Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux.

Que tantôt Marinette endure qu'à son aise
Jodelet par plaisir la caresse et la baise,
Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou;
A son exemple aussi j'en rirai tout mon soûl,
Et l'on verra qui rit avec meilleure grace.

Voilà de tes discours.

ERASTE.

GROS-RENÉ.

Mais je la vois qui passe.

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