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nesse était élevée un peu plusdans l'observance des bonnes manières envers les personnes plus âgées. Mais son cœur était trop plein; il ramena bientôt la conversation sur le même sujet, et enfin ses expressions devinrent tellement offensantes que mon oncle lui dit : « Tais-toi! il ne t'appartient pas, étant élevé par la charité du roi, de parler ainsi que tu le fais.>

Ma mère m'a dit qu'elle avait craint que Napoléon n'étouffât. En un moment il devint blême et cramoisi.

« Je ne suis pas élève du roi, dit-il d'une voix tremblante d'émotion; je suis élève de l'état. »

<< Voilà une belle distinction que tu as trouvée là! répondit mon oncle. Mais que tu sois élève du roi ou de l'état, il n'importe. Le roi n'est-il pas l'état, d'ailleurs? et puis je ne veux pas que tu parles ainsi de ton bienfaiteur devant moi. »

« Je ne dirai rien qui vous déplaise, monsieur de Comnène, dit le jeune homme; permettez-moi seulement d'ajouter que, si j'étais le maître de rédiger les règlemens, ils le seraient autrement et pour le bien de tous. »

Je n'ai rapporté cette petite scène que pour faire remarquer ces mots : sij'étais le maitre!... Il l'est devenu, et l'on sait comment il avait monté toute l'administration de ses Écoles militaires. Je

suis convaincue qu'il a gardé long-temps le souvenir pénible des humiliations qu'il a été obligé de supporter à l'École militaire de Paris. Sans doute, il y avait à cette École des jeunes gens qui, comme lui, n'étaient pas riches; mais ils avaient au moins des parens, des correspondans, des moyens de distraction que Napoléon n'avait pas. Ce ne fut qu'à l'arrivée de ma inère qu'il eut enfin quelqu'un qui prit intérêt à lui; mais il y avait déjà un an qu'il était à l'École militaire de Paris, seul et presque continuellement humilié et blessé. Il n'y était pas aimé. Plusieurs chefs qui étaient de la connaissance de mon père lui dirent alors que le jeune Napoléon Bonaparte avait un caractère impossible à rendre même sociable. Il frondait tout, blâmait hautement et avec un ton tranchant qui ne pouvait être admis par toutes ces vieilles têtes qui ne voyaient en lui qu'un jeune humoriste. Le résultat de sa conduite fut de faire avancer le moment de sa sortie; ce fut un concours unanime pour la demander'. C'est alors qu'il fut pourvu d'une sous-lieutenance dans un régiment d'artillerie, et qu'il fut à Grenoble, Valence, Auxone, etc., etc., avant de revenir à

▲ C'est-à-dire, pour le faire entrer dans un régiment. H n'est pas question d'une autre manière de sortir.

Paris. Lors de l'époque de son départ, il vint passer quelque temps avec nous. Ma sœur était alors au couvent, mais elle sortait fréquemment et vint chez nos parens tandis que Napoléon y était. Je me rappelle que le jour où il endossa l'uniforme il était joyeux comme tous les jeunes. gens le sont à pareil jour; mais il avait dans son habillement une chose qui lui donnait une apparence fort ridicule, c'était ses bottes : elles étaient d'une dimension si singulièrement grande que ses petites jambes, alors fort grêles, disparaissaient dans leur ampleur. On sait que rien ne saisit le ridicule comme l'enfance; aussitôt que ma sœur et moi nous le vîmes entrer dans le salon avec ses deux jambes affublées de la sorte, nous ne pûmes nous contenir, et des rires fous s'en suivirent. Alors, comme plus tard, il n'entendait pas la plaisanterie; dès qu'il se vit l'objet de notre hilarité, il se fâcha. Ma sœur, qui était plus grande que moi et beaucoup plus âgée (elle était ma marraine), lui répoudit, toujours en riant, que, puisqu'il ceignait l'épée, il devait être le chevalier des dames, et qu'il était bien heureux qu'elles plaisantassent avec lui.

<< On voit bien que vous n'êtes qu'une petite pensionnaire, » dit alors Napoléon d'un air dédaigneux.

Ma soeur avait alors douze à treize ans : on peut penser cembien ce mot la blessa. Elle était fort douce: mais nous ne le sommes plus, nous autres femmes, quels que soient et notre âge et notre caractère habituel, lorsque notre vanité s'en mêle. Celle de Cécile fut blessée au vif de l'épithète de petite pensionnaire.

« Et vous, répondit-elle à Bonaparte, vous n'êtes qu'un CHAT BOTTÉ. »

Tout le monde se mit à rire; le coup avait porté. Je peindrais difficilement la colère où il mit Napoléon. Il ne répondit rien, et il fit bien. Ma mère trouva elle-même l'épithète de chat botté si juste et si plaisante qu'elle en rit de bon cœur. Napoléon, bien qu'alors il manquât d'usage du monde, avait un esprit trop fin, trop instinctif pour ne pas comprendre qu'il devait se taire dès qu'il y avait des personnalités, et que son adversaire était une femme; quel que fùt son âge, il devait la respecter. Du moins tel était alors le code de politesse des gens qui mangeaient à table. Maintenant, que l'on réduit tout à l'acception la plus positive, on trouve de l'abus dans l'emploi du temps destiné à accomplir des devoirs, faire des politesses, en un mot porter dans le monde son contingent de sociabilité. Il n'y a que les visites qui ne soient pas frappées d'anathème, parce qu'elles

sont bonnes à quelque chose; car je parle de visites utiles faites à des autorités ou à des personnes en relation avec elles ou avec le haut pouyoir et tout cela se fait avec une impudeur naïve, qui serait en vérité bien amusante s'il n'y avait pour cette manière d'être un nom qui arrête le rire sur les lèvres les plus joyeuses pour faire place à une expression tout opposée.

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Bonaparte, quoiqu'il fût piqué vivement du malheureux sobriquet que ma sœur lui avait donné affecta de n'y plus penser si ce n'est pour en rire avec les autres; et pour prouver qu'il n'en avait aucune rancune, il fit faire un petit joujou, qu'il m'apporta, et qui représentait un chat botté courant devant le carrosse de monsieur le marquis de Carabas. Ce joujou était fort joli et lui avait sûrement coûté cher, ce qui n'allait pas avec l'état de ses finances. Il y avait joint une charmante petite édition du conte du Chat botté pour ma sœur, en Jui disant que c'était un souvenir qu'il la priait de conserver. « Le conte est de trop, Napoléon, lui dit ma mère; s'il n'y avait eu que le joujou de Loulou, à la bonne heure: mais le conte pour Cécile montre que vous êtes piqué contre elle.» Il répondit qu'il donnait sa parole du contraire. Mais je pense, comme ma mère, qu'il était piqué et fortement encore. Toute cette histoire

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