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me serait bien sûrement sortie de la tête, si ma mère et mon frère, en la répétant devant moi depuis, ne me l'avaient rendue familière. Elle me fut utile depuis et d'une étrange façon.

Bonaparte n'avait pas toujours la main légère pour manier l'arme de la raillerie; et les personnes qu'il aimait le mieux avaient souvent à souffrir de la douleur du coup. Quoique Junot fût très-aimé de lui, sous le consulat et pendant les premières années de l'empire, il le choisissait quelquefois pour but de quelque grosse plaisanterie, qu'il accompagnait d'une oreille pincée jusqu'au sang, et la faveur était complète.

Junot, qui avait pour lui un sentiment d'attachement abnégatif qui faisait tout disparaître, excepté le rapport aimant qui le liait à Napoléon, en riait le premier, en riait de bonne foi, et il n'y pensait plus; mais quelquefois un de ceux qui étaient présens recueillait la mauvaise plaisanterie et trouvait admirable de la répéter. Junot n'y faisait aucune attention; mais j'avais l'oreille plus fine, et il arriva qu'une fois la chose me donna de l'humeur.

Le premier consul était un jour d'une grande gaîté. On était à la Malmaison; on dînait sous les grands arbres qui couronnent le petit monticule à gauche de la prairie devant le château. Ma

dame Bonaparte avait essayé le même jour de mettre de la poudre, ce qui lui allait fort bien. Mais le premier consul n'en fit que rire, et lui dit qu'elle pouvait jouer la comtesse d'Escarbagnas. La plaisanterie ne lui plut pas apparemment, car elle fit une petite moue, dont le premier consul s'aperçut. << Eh bien! qu'est-ce? dit-il ; crains-tu de manquer de cavalier? Voilà M. le marquis de Carabas (et il montrait Junot) qui te donnera le bras. »

Or, il faut savoir que le premier consul avait déjà nommé ainsi quelquefois Junot et Marmont, mais tout-à-fait en bonne et gracieuse humeur. « C'était, disait-il, à cause de leur goût pour la représentation. » Tous deux n'en faisaient que rire, et dans le fait la chose n'était que plaisante. Madame Bonaparte ne la prit pas ainsi, et montra un air chagrin. Ce n'était pas le moyen de plaire à Bonaparte, dont le front se rida à l'instant même. Il prit son verre, et regardant sa femme, il s'inclina en buvant, et dit : « A la santé de madame la comtesse d'Escarbagnas. La continuité de cette plaisanterie fit venir les larmes aux yeux de madame Bonaparte. Napoléon le vit, et comme il l'aimait, il fut, je crois, fâché d'avoir été si loin. Pour arranger l'affaire, il reprit son verre, et s'inclinant de mon

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côté, en me faisant un clignotement de l'œil, il me dit : « A la santé de madame la marquise de Carabas. >> Nous nous mîmes tous à rire, madame Bonaparte comme les autres; mais elle avait le cœur gros. Je n'avais que seize ans, et elle en avait quarante.

Jusque là l'histoire ne paraît pas me regarder; mais en voici la suite: Parmi les camarades de Junot, et ceux qui entouraient alors le premier consul, il y avait bien des variétés dans l'espèce. La bravoure était la seule vertu commune. Quant au reste, c'était, comme dit M. Bonard, une autre chose. Or, parmi cette troupe de bons et vaillans enfans de la France, il y en avait qui n'étaient pasforts sur la compréhension, L'un de ceux-ci trouva admirable de répéter la plaisanterie du premier consul. Oh! cela était trop fort! et puis l'imitation ne lui allait pas. Il était le meilleur des humains, mais la raillerie lui était de peu d'usage.

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Ensuite Junot aurait pu l'entendre, et de ridicule la chose serait devenue tragique. Je ne voulus donc pas laisser continuer la représentation imitative, et désirant m'en mêler seule, je consultai

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ma mère. Elle m'écouta attentivement, puis me donna mes instructions, et je retournai à la Malmaison, où nous étions à cette époque pour plu sieurs jours.

Le lendemain, Junot, qui était alors comman dant de Paris et ne pouvait pas venir tous les jours, ne se trouva pas à dîner; mais il vint le jour d'après, et le marquis de Carabas ne faillit pas en son lieu. On était alors sur le pont qui mène au jardin; le premier consul était assis sur le bord du parapet: « Mon amí, dis-je à Junot, la première fois que nous irons dans tes terres, il ne faudra pas oublier une chose tout-à-fait de rigueur dans ton train, ou je ne vais pas avec toi, je t'en avertis; et je suis sûre que le général m'approuvera, Qu'est-ce donc? demanda le premier consul. C'est un chat botté pour coureur. » Tout le monde se mit à rire en se récriant. Mais je n'oublierai jamais la figure du premier consul: elle était à peindre. Je poursuivis d'un, grand sérieux : « J'ai conservé un joujou que l'on m'a donné étant petite enfant; si tu le veux pour modèle, je te le donnerai. «<

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On rit beaucoup, et la chose n'alla pas plus loin ce jour-là. Mais mon grain avait été jeté en bon terrain; il devait porter fruit. Quelques jours après, nous étions, après-dîner, dans la galerie qui est à

côté du salon, et qui alors était beaucoup plus petite que maintenant : l'imitateur, avec un bon et franc rire, se mit à parler du marquisat. Je ne fis que regarder le premier consul: il se tourna vers son Sosie, et lui dit assez sèchement : « Lorsque vous voudrez faire et dire comme moi, choisissez mieux vos sujets. Il me semble que l'on peut m'imiter en autre chose. >>

Un quart d'heure après, il s'approcha de moi, me prit le nez, me le pinca à me faire crier, et me dit: << Vous avez de l'esprit, petite peste; mais vous êtes méchante. Ne le soyez pas. Une femme n'a jamais de charmes lorsqu'elle se fait craindre.>>

Le résultat de tout cela fut que je n'entendis plus parler du marquisat, d'autant qu'on portait alors des bottes à l'écuyère avec des manchettes, et que le chat botté serait venu là à miracle. Ma mère, qui me demanda des nouvelles de mon expédition, et qui bien certainement y avait mis plus de malice que moi, rit beaucoup de l'effet que j'avais produit. «J'en étais sûre, » me dit-elle.

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