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à la nation le droit imprescriptible de consentir seule les impôts, mais il croyait, avec raison, que le moment était inopportun pour tenter une pareille mesure. Particulièrement aimé de Washington, avec lequel il avait eu de fréquens rapports pendant la guerre d'Amérique, ce n'était pas à semblable école qu'il avait pu prendre un esprit d'opposition à tout ce qu'on pourrait tenter pour unir entre elles les différentes parties de l'état trop long-temps divisées. Mais, je le répète, il ne croyait pas que le moment fût venu.

Il eut à cette époque ' et plus tard, beaucoup de conférences avec M. Necker, dont il respectait et honorait le beau caractère, mais auquel, peutêtre, il aurait voulu une autre direction. Il osa le lui dire dans l'une de leurs entrevues. M. Necker, qui était un honnête homme et agissait de bonne foi, répondit à mon père et entreprit de le dissuader; bientôt leurs rapports devinrent assez intimes pour que mon père, méritant la confiance de M. Necker, fût chargé par lui de deux

Mon père offrit à M. Necker une somme qu'il avait mise en réserve depuis bien des années, pour le premier paiement de sa charge de fermier-général. « Le roi et madame Elisa>> beth sont mes bienfaiteurs, disait mon père, je leur dois le >> fruit de mon labeur. » M. Necker le refusa, mais sa belle âme était bien faite pour apprécier une telle conduite.

missions financières fort délicates: l'une en Hollande, l'autre en Angleterre. Mon père avait de grandes vues qu'il communiqua au ministre; il voulait aller en Amérique. Louis XVI y était aimé, ainsi que la France; il répondait d'y trouver et pour elle et pour lui de grandes ressources. Mais il fallait qu'un homme entendu fût sur les lieux même. Les relations personnelles de mon père le mettaient à cet égard dans une position parfaite. M. Necker ne le voulut pas; il avait dans ce même moment d'autres vues, qu'il communiqua à mon père; il l'employa autrement; d'autres tentatives furent faites, et ne réussirent pas. Mon père a vivement regretté que l'offre de ses services n'ait pas été acceptée à cette époque. M. Necker voulut le faire partir plus tard; mon père ne le pouvait plus alors.

Mon père vit le ministre le lendemain même de l'ouverture des États. Il fut interrogé par lui sur ce qu'il pensait de son discours. M. Necker était un homme qui pouvait entendre la vérité; M. de Permon la lui dit. Il n'avait pas été content de ce discours, non-seulement à cause du style, mais pour sa contexture. Il le trouvait offensant pour les trois ordres, et inquiétant pour le roi, en ce qu'il semblait indiquer une longue suite de jours consacrés à des travaux purement financiers. II

fallait le faire, pensait mon père, sans le dire aussi ouvertement. « Et je crois, poursuivait-il en faisant ces observations à M. Necker, qu'à cet égard les États vous offriront, monsieur, peu d'aide et de ressources. C'est en vous-même, dans votre propre talent, que nous devons espérer de trouver la guérison de la plaie financière; vous connaissez les hommes, monsieur; mais je crois que vous ne connaissez pas assez les Français. Vous allez en faire un triste apprentissage; le besoin de parler, de faire de l'effet, l'emportera, je le crains, sur tout. Vous aurez la douleur de voir discuter sans raison un plan, dont la conception parfaitement bonne vous aura coûté des jours et des nuits, peut-être des mois de travail, et tout cela pour servir de texte à des discours. Rappelez-vous les notables : à la vérité vous avez six cents voix de plus ; mais aussi que d'opposition elles trouveront dans cette jeune noblesse active, ambitieuse, qui veut faire une opposition à elle, qui veut parler contre les abus sans arriver à la plaie véritable, qui attaqucra les priviléges en voulant demeurer privilégiée, et qui, formant un camp à part dans les états, jettera le gant au pouvoir souverain comme au pouvoir populaire!»

M. Necker se promenait dans son cabinet en écoutant mon père,

. En vérité, lui dit-il, vous parlez des états-généraux, comme si vous en aviez déjà vu. Quelle est donc la pensée qui provoque votre opinion à cet égard?

— » C'est que j'ai entendu celle de beaucoup de députés de la noblesse, répondit mon père; je connais leurs projets; ils sont très-déterminés, ne cachent nullement leurs intentions, et mon fils, qui a accompagné sa mère à Versailles, m'a dit que l'expression de la figure des députés du tiers était entièrement hostile.

---› Ah! Monsieur! quelle faute on a commise, en convoquant cette assemblée dans un moment d'orage comme celui où nous sommes !

-> Je n'en suis pas coupable, répondit M. Necker, et j'en suis responsable'. »

Il continuait de marcher, et disait en se parlant à lui-même : « Je n'aurais pas dû revenir aux affaires; je suis solidaire pour les fautes des autres!..... J'en ai accepté les conséquences! Sa figure prit une expression de tristesse sévère; son front, qui était très-grand, se plissa par un mouvement de contraction générale. Mais un moment après, il se remit et dit :— J'ai tort; jene dois avoir aucun regret. Le roi a mis sa confiance

Je trouve ce mot de M. Necker vraiment très-beau,

en moi; je ne la tromperai pas. Tout ce qu'un homme peut donner de soins, employer de forces, je le mettrai en œuvre pour amener à bien la tâche qui m'est confiée. » Cette conversation que mon père, enchanté de M. Necker, répéta à mon frère et à ma mère, à son retour chez lui, était devenue traditionnelle dans la famille. Si quelqu'un doit sauver l'Etat, disait mon père, c'est M. Necker! Et il devait en effet le penser; car M. Necker aimait le roi, et avait en même temps des principes constitutionnels. Les autres n'étaient pas à son niveau; il trouva même de la résistance. Là, au contraire, où le même besoin de support devait lui faire trouver un appui, tout fut malheur autour de lui, et il en est de même de tout ministre arrivant aux affaires dans des temps difficiles. Il trouve d'abord en tête toute la masse qui toujours voudrait être délivrée de ses inquiétudes à l'instant même; si elles se prolongent, elle en accuse le ministre arrivant, comme si cès inquiétudes et les effets qui les produisent avaient été causés par lui et puis les mécontens qu'il fait ! car dès qu'une place est accordée, elle enfante mille ennemis, et presque toujours celui qui l'a donnée ne fait qu'un ingrat.

Mon père pensa qu'à cette époque M. Necker

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