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Néanmoins, quelqu'ennui d'esprit et de cœur que j'aie pu éprouver, une fois ma résolution prise, je me suis promis de n'encourir aucun des reproches que j'adresse à ces livres qui méritent bien plus le nom de pamphlets que celui de mémoires'. Je n'avais que trop de matériaux pour édifier, et nul besoin de recourir à ces anecdotes inventées sur la table même de la femme de chambre où elles sont écrites, à ces contes grossièrement imposteurs, à ces fables absurdes, à ces faits mutilés, mendiés auprès de gens tout fiers de se voir l'arbitre de noms illustres, dont ils font aussi gauchement le panégyrique que la satire.

A une époque qui s'éloigne chaque jour, dans la haute position où le sort m'avait placée, j'ai fait du bien, point de mal et beaucoup d'ingrats: cependant aucune partialité chagrine, je le dis encore, n'aura d'influence sur mes jugemens relativement aux hommes et aux choses. Je ne veux pas toutefois me donner pour meilleure que je ne suis il y a des êtres qui m'ont offensée, qui ont ajouté des épines à toutes celles que le malheur avait mises dans mon cœur, lorsque l'amitié leur faisait un devoir d'ôter celles qui me blessaient déjà: à ces êtres-là je ne puis pardon

J'en excepte trois. Je les nommerai tout à l'heure; ceuxlà sont bien.

ner. Je ne les hais pas, car la haine m'est inconnue, mais je les méprise. Ce mépris se joint en moi à un sentiment si amer, si répulsif, que je serais honteuse à en rougir d'en inspirer un semblable. Il n'y a que l'être méchant qui peut le provoquer. Ces personnes sont heureusement pour moi en petit nombre; tous les ingrats n'ont pas le pouvoir de m'affecter.

Fortement frappée par le sort dans tout ce que l'âme a de vulnérable, j'ai long-temps porté dans la retraite le poids d'une destinée qui ne manquait pas d'amertume. C'est ainsi que les passions se sont calmées sous l'action puissante du temps; il a produit sur moi l'effet qu'il produit sur tous. Il m'est permis aujourd'hui de parler avec calme d'objets, de sentimens, d'opinions déjà bien loin de moi. Je puis rappeler le souvenir de quelques personnes pour lesquelles j'avais autrefois l'amitié la plus exaltée; cette amitié fut froissée sans raison, sans motif. Ceci était plus sérieux que l'ingratitude seule. Aussi, dans la fraîche et vive douleur de la blessure, mon âme ardente ressentit l'injure comme elle avait aimé. Les coupables me furent presque odieuses; maintenant elles me sont indifférentes, et si j'ai à tracer leur portrait, le pinceau sera conduit avec la même impartialité que j'en mettrais à peindre la princesse

des Ursins ou madame de Maintenon, ou bien, pour parler plus juste, la duchesse de la Ferté et madame de Lionne.

Dans les souvenirs, les notes, les traditions que je possède, il se trouve un bizarre mélange d'intrigues de cour et d'affaires de haute politique, de manéges obscurs et de grands événemens, de traits qui peignent les mœurs du temps et de faits qui se rattachent à des noms illustres de l'époque. Cette abondance aurait été stérile bien plus que fructueuse pour moi, si j'avais écrit lorsque mes amis m'en pressaient; car, tout dépend de la façon de mettre en œuvre une pareille matière, et nulle n'est peut-être plus difficile à manier que celle-ci. La vérité y est par trop souvent étouffée sous la passion. Je viens de dire que je n'en étais pas exempte; heureusement je le sentis à temps. Je vis que les préjugés rendraient des arrêts sous l'empire de la prévention. J'eus le courage de ne pas chercher la vengeance, et de retenir des paroles qui auraient été bien nuisibles à certaines personnes, il y a quelques années. Ces personnes, je ne les nommerai jamais; mais en me lisant aujourd'hui, peut-être me comprendront-elles: que ce soit leur seule puni

tion'.

1 Depuis que ce chapitre est écrit, j'ai appris qu'une de ces

Je commencerai cet ouvrage par quelques détails sur ma famille, sur mon enfance, et sur plusieurs personnages marquans, tels que Paoli, relativement à l'époque où il a éclairé sa patrie sauvage d'un rayon de la plus radieuse lumière; je rapporterai des conversations, dont j'ai gardé note, entre moi et MM. de Romansoff, Marcoff, Kalischeff, Dirschckoff, qui ayant tous été dans l'intimité politique de la Czarine', m'ont instruite des vraies causes de l'in

personnes-là, un homme important vraiment, avait fait les réflexions les plus plates du monde, en apprenant que j'allais publier mes mémoires. Comme il n'a pas mal de vanité, il a pensé que, dès que j'écrirais, je devais parler de lui; car, pour le malheur de notre pauvre France, il a donné aussi sa représentation sur le théâtre du pouvoir. La médiocrité a sa conscience tout comme une autre, ces deux idées combinées l'ont fait conclure que j'étais peu raisonnable de faire des Mémoires. Comme l'aumônier de la duchesse qui, sans savoir si don Quixote était marié, le renvoyait chez lui soigner sa femme et ses enfans, mon monsieur, sans s'informer si je sais filer, me renvoie à ma quenouille. Le pauvre homme! je le plains beaucoup! car toute sa vie il a couru après une renommée, et n'a pas même une réputation. Quant à moi, je n'y pensais plus, si ce n'est pour me rappeler qu'au temps où il voulait être agréable à tout le monde, il m'a apporté un jour un bouquet dans sa poche.

4 M. l'abbé Perrin, aujourd'hui grand-vicaire de l'évêque

surrection grecque de 1770. Comme ma famille a eu une part active dans les événemens d'alors, ces événemens ne peuvent m'être étrangers.

Je parlerai de la Corse, patrie adoptive des Comnène. Je raconterai l'origine grecque de la

de Versailles, a été pendant plusieurs années dans la maison du comte Panin, dont il a élevé les enfans. Il a vu tous les événemens de cette cour barbare et m'en a raconté des choses qui paraîtraient incroyables sortant d'une autre bouche. M. l'abbé Perrin est un des hommes les plus remarquablement spirituels que j'aie rencontrés. Son instruction doit être à l'unisson. Je n'y ai jamais songé en causant avec lui. C'est l'amabilité, l'esprit, comme on en souhaiterait à quelqu'un qu'on aimerait beaucoup; et puis, il est abbé et se le rappelle sans avoir besoin d'y être ramené. Je le crois un excellent prêtre. Il m'a raconté sur la Russie, la mort de Paul, celle de Pierre, des choses du plus haut intérêt; et lorsqu'on songe qu'il était dans la maison de Panin, de cet homme qui a ordonné de la destinée de quatre souverains, et qu'on se dit que le narrateur mérite toute confiance, en frissonne.

M. l'abbé Perrin n'a pas besoin de lire ce peu de lignes pour avoir la certitude de ma sincère amitié et de la reconnaissance que je lui ai vouée pour celle qu'il veut bien avoir pour moi. J'en suis fière et heureuse. Je le serais bien davantage, si cette sorte d'appel que je lui fais le déterminait à étendre plus loin qu'à un cercle d'amis les nombreuses et précieuses connaissances qu'il possède. Il le doit à son pays, il le doit à l'Europe.

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