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vit cette scène, mon père oublia ce Thirion; mais lui n'en fit pas de même, et il jura une haine à mort à notre maison.

Les sections se formèrent : cet homme devint prépondérant dans la nôtre. Il fut secrétaire, greffier, président, je ne sais quoi. Enfin cela le mettait en position de nous nuire ; il ne l'oublia pas.

Peu de jours après le retour d'Angleterre de mon père, une visite domiciliaire spécialementordonnée par la commune est faite dans notre maison. Thirion en avait obtenu la direction, s'il ne l'avait lui-même provoquée. Mon père venait de se lever et faisait sa barbe. Naturellement vif, son impatience naturelle fut encore augmentée à la vue de cet homme, et il commit une imprudence en faisant un geste menaçant, dès qu'il le vit entrer dans son cabinet de toilette.

- Je suis ici pour faire exécuter la loi, s'écria Thirion en voyant mon père s'avancer sur lui, son rasoir à la main. - Eh bien! que veut cette loi qui s'exprime par un si digne organe? Je suis ici pour savoir votre âge, vos qualités, et puis vous interroger sur les motifs de votre voyage à Coblentz.

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Mon père, qui depuis le moment de l'entrée de cet homme, éprouvait la plus violente tentation

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de le jeter à la porte, fut pris d'une telle crispation nerveuse, qu'il lui devint impossible d'articulerun mot. Enfin, il parvint à surmonter son émotion c'est-à-dire à la concentrer. Il déposa son rasoir, essuya son menton; puis croisant ses bras, il vint se placer devant Thirion; et là, le toisant de toute la hauteur de sa taille riche et élégante, il lui dit! Vous voulez savoir mon âge? Oui, tel est mon ordre. Mon père étendit la main.- Où est-il, cet ordre ? - Il vous suffit de savoir que je suis envoyé par le comité de ma section; mon ordre est suffisamment prouvé par ma présence. -Oui dà! le croyez-vous ainsi? eh bien! moi, je pense le contraire. Votre présence chez moi n'est qu'une insulte, si elle n'est justifiée par un mandat judiciaire. Montrez-le-moi, et j'oublie le nom de l'homme, pour ne voir que le fonctionnaire public. Je vous répète, dit Thirion en élevant la voix à mesure qu'il voyaît mon père se calmer, je vous répète que vous n'avez hul besoin de voir mon ordre. Encore une fois, voulez-vous répondre à mes questions? Quel est votre âge? Quelles sont vos qualités? Quel est le motif de votre voyage a Coblentz? Et vous, encore une fois, voulez-vous me montrer l'ordre en vertu duquel vous violez mon domicile? Il doit vous suffire que j'y sois. Quel est votre âge.

Si vous me faites une telle

question de la part d'une jolie femme, j'ai vingtcinq ans. Autrement, poursuit mon père en laissant éclater sa colère, et allant prendre un énorme bambou qu'il avait rapporté de l'Inde, autrement je vous prouverai que ce bras appartient à un homme encore en état de châtier les impertinens. Et, en parlant ainsi, il faisait faire le moulinet à son bambou au dessus de la tête de Thirion et de ses accolytes, qui étaient ses deux frères et son garçon boutique. Sa colère était à son comble, car le refus constant de cet homme de lui montrer son ordre, lui prouvait qu'il n'avait pas mission d'agir comme il le faisait.

de

La colère de inon père allait devenir tragique, lorsque ma mère arriva sur le lieu de la scène. Elle parvint à emmener mon père dans une autre pièce, et là, par nos caresses, nous obtînmes de lui un peu de calme. Je me souviens qu'elle me plaçait dans les bras de mon père, me disant tout bas de le conjurer de penser à moi. Pendant ce temps, Thirion était parti après avoir verbalisé et fait un rapport contre mon père.

Je rentrai dans le salon, et je pleurais sans comprendre pourquoi je pleurais; mais je voyais ma mère tout en larmes ainsi que ma sœur. Mon père était pâle et tremblant de colère, et autour de moi, tout avait un aspect désolé.

J'étais donc fort affligée, lorsque je vis entrer Napoléon Bonaparte. Il me prit par la main et me demanda avec intérêt ce que j'avais. Je lui dis ce qui venait d'arriver. Il alla aussitôt frapper à la porte du cabinet de mon père, qui lui raconta plus en détail que je ne le pouvais faire, ce qui venait d'avoir lieu.

« Mais, c'est une horreur! s'écria Bonaparte, c'est une infamie! Comment, quatre hommes viennent chez vous sans produire un ordre, pour légaliser leur entrée dans votre domicile? Mais il faut vous plaindre. Il est évident, d'après ce que vous venez de me dire, que cet homme vous en veut de longue date; il trouve le moment bon pour se venger; il ne faut pas lui en laisser le temps. Je vais m'occuper de cela; laissez-moi faire.»

Bonaparte sortit. Il fut à la section, au club, au comité; je ne sais pas trop quel était le nom qu'à cette époque on donnait à l'autorité qui faisait faire les visites domiciliaires. Il parla vivement de celle qui venait d'avoir lieu

Il faut remarquer que Bonaparte avait une manière de parler et de construire ses phrases qui n'appartenait qu'à lui, Je la conserverai toujours dans le cours de ces mémoires, ainsi que les fautes qu'il faisait même en parlant, et qui étaient assez fortes.

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dans la demeure d'un citoyen paisible; mais au premier mot, il vit que le Thirion avait déjà fait son rapport; il n'en parla pas avec moins de force sur le refus de cet homme de montrer son mandat, refus qui pouvait attirer les plus grands malheurs, « car, ajouta -t-il, si M. de Permon avait tiré un coup de fusil sur cet homme, il défendait son domicile contre un inconnu, personne ne pouvait l'accuser. >>

Le jour où Napoléon disait de si belles paroles, était le 7 ou le 8 août. Il y avait une telle agitation partout, qu'il lui fut impossible, dit-il à mon père en revenant, de se faire bien écouter de ceux à qui il parlait. Il l'engagea fortement à être sur ses gardes. Bien des souvenirs ont pâli en moi sous l'action puissante du temps; mais il en est qui sont toujours dans leur terrible vérité, et le 10 août est de ce nombre. Jamais 9 malgré les années qui se mettront entre nous, tout ce qui se rattache à cette affreuse date, ne sortira de ma mémoire. Le 10 août est le jour de ma fête'. Depuis que ma jeune intelligence avait

* Je me nomme Laure. Comme nous n'avons pas de sainte Laure, ni de sainte Laurette, ma mère avait choisi saint Laurent pour être mon patron. Lorsque je devins mère, j'instituai pour l'aîné de mes enfans une journée semblable. Je

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