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peu de temps avant les derniers événémens. Ce cabriolet était fort élégant, très-élevé et s'appelait recnais ou wiski. Déjà mon frère, en traversant tout le faubourg Saint-Autoine, avait été presque insulté par la populace; mais il y avait encore des livrées, et il ne voulut pas écouter les remontrances de ma sœur, et faire quitter la sienne à son domestique, lorsqu'il nous vint voir comme à son ordinaire, le 31 d'août.

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Il y avait à la pension des demoiselles Chevalier un homme chargé du gros ouvrage. Cet homme, qu'on appelait Jacquemart, savait tous les métiers; il était garçon brasseur, il tournait, il faisait mille choses; mais il avait la plus atroce des figures.

Cet homme me fait mal, disait Albert; je suis sûr qu'il finira tragiquement.

Une fois, dans les commencemens de notre séjour chez mesdemoiselles Chevalier, Jacquemart rentrait du bois; mon frère arrivait de toute la vitesse de son cheval. Il voit que cet homme porte une charge qui ne lui permettra pas de se ranger à temps. Cependant il lui crie: Gare! mais ce qu'il avait prévu arriva; l'homme ne put pas se ranger. Alors mon frère arrêta son cheval, en le rabattant sur les jarrets de derrière, au risque de le blesser, et de s'exposer lui-même à un

danger réel à cause de l'élévation du wisky. Aussi Jacquemart n'eut-il qu'une légère écorchure à la jambe.

Jacquemart avait de bons yeux, Jacquemart avait vu ce qu'Albert avait fait pour être maître de son cheval ; et il lui avait voué dès ce moment une reconnaissance dont il devait donner des preuves.

Le 31 d'août, quoiqu'il n'eût rien à faire à la pension, il vint rôder toute la journée devant la porte et dans la cour. Mon frère ne vint que fort tard, et c'était précisément à lui qu'il en voulait. Il s'approcha comme il descendait de cabriolet et lui dit :

« Restez ici ce soir pour garder vos soeurs. Ne retournez pas chez vous.».

Albert regarda Jacquemart avec étonnement, car il prévoyait bien un mouvement; mais comme une grande partie de Paris, il le croyait dirigé contre le Temple. « Que veux-tu dire?» lui demanda-t-il.

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«Je vous engage à coucher ici; vous serez près de vos sœurs, et si vous avez un coup de main à leur donner......-Eh bien ! Nous serons là ! »> Albert le pressa de questions; il n'en put tirer autre chose. Mais pour ne pas méconnaître l'avis de cet homme, il lui donna un assignat de 25 fr.

Jacquemart était un de ces hommes chez qui cet argent devait porter un haut intérêt.

Le lendemain, on sait comment se passa cette affreuse journée. Mon frère, dans la dernière inquiétude sur notre compte, brave tous les dangers et vient à notre pension. La première personne qu'il aperçoit sur le pas de la porte, c'est Jacquemart dans le costume du plus affreux bandit; ces dames n'avaient pas osé dire à cet homme de s'éloigner; mais il les faisait trembler. vous avais dit de ne pas venir ici aujourd'hui, mais bien d'y rester, dit-il à Albert; pourquoi n'ai-je pas été obéi? — Toi-même, pourquoi me dis-tu une pareille chose? La maison de mesdemoiselles Chevalier est-elle spécialement menacée?

Je

Je n'en sais rien. Mais dans un moment d'horreur comme celui-ci, on doit tout craindre. Albert, en entendant cette phrase, parut surpris. Jacquemart continua :-Vous êtes un bon frère, un bon maître. Vous êtes bon; ainsi vous devez ne pas manquer à votre devoir envers ces pauvres petites; elles n'ont que vous à Paris, n'est-ce pas?

-Albert fit un signe affirmatif. Cet homme, avec sa singularité, exerçait une sorte d'empire sur lui. Lorsqu'il fut au parloir, il nous en parla. Ma sœur se récria que cet homme la faisait trembler. Elle l'avait en horreur.

On entendait des gémissemens, des pleurs; car tout le monde à Paris n'avait pas été au massacre et était loin de partager cette fureur sanguinaire, qui animait la horde étrangère se baignant dans le sang français. Il était tard; mademoiselle Chevalier proposa à mon frère de rester; il ne voulut pas et s'en alla avec la promesse de revenir le lendemain. » Tout sera fini, disionsnous grand Dieu! quelle fin!

Le lendemain, mon frère fut obligé de rester quelque temps chez lui, afin de mettre en ordre des papiers que mon père avait marqués pour être brûlés. Il sort à trois heures pour venir nous voir; il trouve sur sa route des groupes d'hommes, dont l'ivresse sanglante est horrible. Plusieurs sont nus jusqu'à la ceinture; leurs bras, leur poitrine sont couverts de sang. Ils portent des lambeaux de vêtemens au bout de leurs piques, de leurs sabres; leur visage est enflammé, leurs yeux hagards; ils sont hideux.

Ces groupes devenaient plus fréquens et plus nombreux. Mon frère, dans la plus mortelle inquiétude sur notre sort et déterminé à tout franchir pour nous rejoindre, pousse son cheval sur le boulevart où il était alors, et arrive enfin en face de la maison Beaumarchais. Là, il est arrêté par une foule immense; ce sont toujours ces

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mêmes hommes nus et sanglans, mais ici leur aspect est celui d'esprits infernaux. Ils poussent des vociférations: et pourtant ils chantent, ils dansent c'étaient les Saturnales de l'enfer. En apercevant le cabriolet d'Albert, ils poussèrent de nouveaux cris. «Qu'on lui porte!... qu'on lui porte !... c'est un aristocrate!... » En un moment, le cabriolet est entouré par une multitude en délire du milieu de la foule un objet s'élève et s'avance. La vue troublée de mon frère ne lui permit que d'abord de distinguer de longs cheveux blonds souillés de sang, une figure belle encore. Cette figure s'approche... se pose sur son visage... Le malheureux pousse un cri terrible! Il l'a reconnue! c'est la tête de madame de Lamballe!

Le domestique fouette le cheval de toute la vigueur de son bras. Le généreux animal, avec l'aversion que son espèce éprouve toujours pour les cadavres, s'éloigne de ce spectacle d'horreur de toute sa vitesse doublée par son ardeur. L'affreux trophée avait été renversé avec les cannibales qui le portaient, et des imprécations poursuivaient Albert, étendu sans connaissance dans le fond du cabriolet. Le domestique avait gardé les rênes, et poussait d'autant plus le cheval de vitesse, qu'il sentait aux secousses de la légère voiture qu'un homme était monté derrière; et il

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