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famille Bonaparte; je dis leur premier nom de Calomeros (ou bella parte, buona parte). Je l'ai fait parce que le tombeau du géant de la gloire attire trop les regards du monde entier, pour que le lieu de son berceau n'inspire pas le plus vif intérêt. Enfin la première partie de ces Mémoires comprendra l'aurore de cette révolution, dont j'ai vu tous les périodes.

Peut-être trouvera-t-on que j'étais bien jeune pour observer et retenir ce qui se passait sous mes yeux. J'ai prévu cette objection, et j'y ai déjà répondu. J'ai dit comment, étant passagère sur le vaisseau toujours battu de l'orage, la route qu'il suivait, ses manoeuvres, le moindre de ses mouvemens, étaient une étude constante pour moi, de tous les temps, de toutes les heures! Je le répète, je n'ai pas eu d'enfance.

Une autre partie de mes Mémoires comprendra une époque terrible de mon existence. Je n'ai ni la possibilité ni le talent, et, moins que tout cela, la volonté d'écrire l'histoire; mais ma vie et celle de ma famille ne sont éclairées que par les lueurs sinistres du jour qui luisait à cette époque; il m'a fallu, comme la France entière, traverser ce temps de folies sanguinaires, où le peuple français, dépouillant sa grâce courtoise, son urbanité, semblait avoir fait un appel aux monstres des déserts, pour

I

les défier de cruauté. Tandis que dans ces jours de deuil et de massacre, rejetant lui seul Je crêpe sanglant qui couvrait la patrie, le drapeau militaire semblait avoir reçu sous son ombre protectrice l'honneur et la loyauté de la France. Bientôt son éclat dissipa la brume qui la voilait, elle s'assit de nouveau parmi les nations, grande et victorieuse. On put encore s'honorer d'être son enfant'!

Avec une rapidité magique ses armes inscrivaient son nom sur les bords du Rhin, au sommet des Alpes, dans les marais de la Hollande, au lac de Zurich; mais surtout dans les champs de l'Italie ! Partout la victoire était avec nos soldats! 2 Par

Je répète de nouveau ici que ce chapitre entier était écrit au mois de juin dernier.

2 Une chose remarquable, c'est qu'à cette même époque où nos armées, toujours triomphantes, ne combattaient que pour vaincre, un homme ayant une de ces réputations auxquelles nulle main n'ose toucher, un homme, parfaitement connu par une belle retraite, il est vrai (mais enfin, c'était une retraite), perdait la bataille de Cassano avec douze mille hommes et cent pièces de canon. Cet homme était le général Moreau *.

Le fait est positif. Gohier, alors président du directoire, qui, certes, n'aimait pas Bonaparte, et, par haine, aurait plutôt caché les revers de son rival, est celui qui donne le bulletin de cette défaite, qu'en sa qualité de président du directoire il avait dans

tout aussi leur sang marquait leurs pas!... et je suis glorieuse de pouvoir dire que celui qui coule dans les veines de mes fils n'a pas été épargné par leur père pour le service de sa patrie.

Mais ces mêmes journées, qui brillaient si radieuses dans nos camps, s'écoulaient tristes et sombres dans nos cités déchirées par les dissensions civiles. A la terreur des massacres avait succédé une terreur non moins affreuse, produite par une lutte permanente entre l'anarchie et le pouvoir. Cette lutte malheureuse était d'autant plus difficile à terminer, que l'anarchie est une hydre dont les mille têtes ne s'écrasent pas d'un coup de massue, et que le monstre vivait alors dans un élément qui ne lui était que trop favorable, tandis que d'une autre part, le pouvoir, presque toujours usurpé par la force, jamais délégué par une majorité raisonnable, et libre d'agir, ne pouvait être ni consenti ni exercé sans combat. De pareilles guerres finissent toujours par un déchirement. Et combien nous en avons eu !...

Que de fois, écoutant avec avidité les discussions qui s'élevaient autour de moi, n'ai-je pas entendu prédire la fin de ma triste patrie!... Hélas! elle devait fournir une plus longue carrière de mal

toute sa vérité. S'il est altéré, c'est plutôt en sens inverse, et nous devons croire la perte plus considérable.

heurs. Chaque jour on détruisait pour refaire; mais on ne reconstruit pas aussi facilement qu'on abat, et la France est le pays où cette vérité banale apparaît dans toute sa force. Pourquoi? car enfin, notre renommée, ce premier rang que nous occupons pour ainsi dire à volonté, tout cela n'est pas illusoire; pourquoi donc, à la première secousse, cette désorganisation organisée, cette Babel, cette confusion égoïste surtout? C'est que constamment nous oublions le passé; que le présent nous presse, nous obsède, et que nous lui sacrifions l'avenir. Nous bâtissons sans fondemens, avec une multitude de plans et d'architectes; aussi qu'arrive-t-il? Le principe d'action manque de toutes parts, parce que, à côté du défaut du ressort public, il y a y a excès permanent d'activité dans

les intérêts privés.

J'ai vu ensuite le règne directorial, assemblage monstrueux d'anarchie, de tyrannie et de faiblesse; j'ai vu ces rois pasquins, dans les mains desquels le sceptre n'était qu'une massue dont ils nous frappaient jusqu'à ce que le coup devînt une plaie. Enfin le consulat vit luire l'aurore d'une ère nouvelle, du fond de cette nuit sombre, et encore une fois la France se releva. Elle surgit de nouveau du milieu des débris sanglans, des ruines encore fumantes de ses villes saccagées, de ses châteaux incendiés.

Vinrent ensuite les jours de l'empire, grande et prodigieuse merveille! Sans doute, le vrai républicain regretta ses droits envahis!... mais quel est le cœur français qui ne bat pas au souvenir de ce temps de gloire!... en répétant les noms de ces hommes qui allaient au combat comme à une fête !... qui achetaient une victoire par une cicatrice, et faisaient proclamer la France l'aînée des nations, depuis la Vistule jusqu'au Tage!...

C'est ainsi que j'ai vu l'astre de notre prospérité à son apogée. Je l'ai vu, non pas décroître, mais s'obscurcir, reparaître, puis se voiler encore. Sans doute mon coeur a dû souffrir dans de pareils jours!... moi qui, pendant plusieurs années, ai vécu au milieu des camps de notre armée triomphante. Oui, j'ai souffert! et ma douleur silencieuse a été plus amère que bien des désespoirs aux grands éclats!... Toutefois l'orgueil français trouvait encore une jouissance, en voyant l'Europe marcher tout entière pour accabler la nation dont peu de jours avant elle était l'esclave...

Ainsi mon œil a suivi toutes les phases, toutes les prospérités de notre grand drame politique. Que de souvenirs j'ai évoqués!... que de douleurs endormies j'ai réveillées! qui sait maintenant quand elles se rendormiront ?... Quelque fidèle que soit ma mémoire, j'ai été un peu arrêtée

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