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A notre retour des eaux nous trouvâmes mon père toujours aussi souffrant. Ma vue parut lui faire du bien il avait souffert de mon absence; car je l'occupais et il m'aimait. Nous nous remîmes au travail. Je lui fis voir que je n'avais pas perdu mon temps à Cauterets, et cela le charma: il me donnait à faire des extraits sur les morceaux d'histoire remarquables qui se trouvaient dans le cours de nos études. Hélas! qu'il y avait loin de ces leçons d'histoire ancienne, à la terrible histoire du temps où nous vivions! Le ciel était toujours sombre et menaçant. Robespierre avait péri; mais les exécutions révolutionnaires continuaient malgré sa mort. Il semblait que son ombre planât au dessus de nous pour ordonner le massacre, et la terreur était toujours telle que l'on n'osait faire éclater la joie que la nouvelle de sa mort avait excitée dans les provinces.

Les autorités, toutes placées par lui, refusaient de croire à la réalité de sa chute, et réprimaient la moindre disposition joyeuse. Enfin le chef avait disparu, mais le parti existait toujours, et il n'y avait dans tout cela qu'un homme de mort. Le comité de salut public, que Robespierre commençait à alarmer (chose étrange) parce qu'on trouvait qu'il devenait trop doux, s'était débarrassé de lui; mais la France n'était pas délivrée de la conven

tion. Collot -'d'Herbois, Billaud-Varennes, s'étaient saisis de la plume sanglante qui était tombée de la main de Robespierre, et voulaient, à son exemple, en faire le sceptre du gouvernement. Sans doute, il y avait alors des républicains purs et zélés, étrangers aux crimes de l'époque; de dignes héritiers de la Gironde, qui voulaient enfin s'occuper de l'établissement d'une république grande et forte. J'ai connu un de ces républicains purs, et l'un des plus importans, qui me 'disait que lui-même, malgré son courage personnel (etil en avait un réel), avait été plus d'un mois à héhésiter sur ce que le parti républicain qui avait participé au 9 thermidor, avait à faire. Il n'était plus question là du grand système de fusion auquel on tend quelquefois après une longue révolution; il fallait, au contraire, élaguer, séparer, et c'était encore une secousse terrible pour notre malheurenx navire déjà si maltraité de la tempête. Car Robespierre était loin d'être le seul coupable dans cet épisode sanglant de notre histoire; il avait des complices: et, pour les éloigner, il fallait de nouveaux combats, il fallait encore rougir la scène ou s'étaient passées tant d'horreurs.

CHAPITRE XIII.

Salicetti, et mise en arrestation de Bonaparte.

chargé de l'arrestation du général.

M. Denniée, et les scellés. — Bonaparte en Corse. — Le club jacobin. — Bonaparte déguisé en matelot. - Détails sur la vie de Napoléon. La famille de Bonaparte. Junot, le premier attaché à Bonaparte comme aide-de-camp. Bonaparte, Junot et Robespierre le jeune. Bonaparte en prison. - Dévoûment de Junot. Lettre de Bonaparte écrite en prison. Versatilité de Salicetti. Rivalité de Bona

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parte et de Salicetti, et mystère inexplicable. Mystérieux examen des papiers de Bonaparte. Radiation du nom de Bonaparte du tableau des généraux. — Bonaparte républicain au 10 août.

PENDANT notre séjour à Toulouse, ma mère reçut des lettres de mon frère qui l'affectèrent beaucoup; elles lui annonçaient la mise en accusation du général Bonaparte et les causes qui l'avaient motivée. Albert en était indigné; il trouvait que Salicetti n'agissait pas dans cette affaire

comme son coeur aurait dû le lui conseiller envers un compatriote, un ancien ami. A cette époque, mon frère étaiť, comme on le sait, auprès de Salicetti en qualité de secrétaire. Quoiqu'il fût ce que nous appelons aujourd'hui libéralconstitutionnel, il ne partageait pas les opinions démagogiques de Salicetti et de ses adhérens. Bonaparte, le voyant dans le cabinet des représentans, fut étonné, et le lui témoigna en faisant une exclamation: « Toi ici!» dit-il avec ce sourire qu'il savait rendre dès lors accablant quand il le voulait.

Aussitôt que ma mère eut reçu les lettres de mon frère, qui étaient datées de Sisteron, de Draguignan, de Barcelonnette', elle écrivit à Salicetti en lui exprimant toute la peine que lui causait l'arrestation de Bonaparte. « Ne me faites pas le chagrin, lui disait-elle, de penser que sa mère ajoute cette nouvelle peine à celles qu'elle a déjà. »

Mon frère remit cette lettre à Salicetti, et lui demanda au nom de ma mère une réponse favorable. Salicetti, après l'avoir lue, dit à mon frère : Tu répondras à la citoyenne Permon que je suis

Les lettres de mon frère sont de thermidor et fructidor (aqût et septembre 1794).

fâché de ne pas faire ce qu'elle me demande pour le général Bonaparte. Mais tu vois toi-même que la chose est impossible. Les notes qui sont arrivées de Corse me dicteraient une conduite comme celle que je tiens, quand elle ne me serait pas imposée par les affaires de Gênes. N'es-tu pas de mon avis, Permon ? » Mon frère ne pouvait répondre oui; car il n'était pas de l'avis de Salicetti. On accusait Bonaparte d'espionnage; et il ne l'en croyait ni coupable ni capable: il ne pensait pas d'ailleurs que, dans aucun cas, ce fût à Salicetti à l'accuser de jacobinisme; aussi garda-t-il le silence.

Depuis long-temps, je connaissais les affaires de Corse dont parlaient Salicetti et Albitte; mais j'ai eu tout récemment sur ces affaires de nouveaux détails, qui m'ont été donnés par un témoin actif, oculaire, et parfaitement en état, par son esprit et ses lumières, de juger de tout ce qui se passait. Cette personne habite Versailles en ce moment. Voici les faits.

Dans le printemps de 1793, avant d'aller à Toulon, Bonaparte, ayant obtenu un congé, alla en Corse. Il logea, aussitôt après son arrivée à Ajaccio, près la Porte-de-Mer, chez une vieille comtesse de Rossi, amie de sa famille. J'ignore pour quelle raison il ne logeait pas chez sa mère. Quoi qu'il en soit, un club se forma dans une ca

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