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passage du pont d'Arcole, était alors toute simple parce que ces mêmes muscadins, après lesquels il criait tant, en avaient encore de bien plus longues; mais son teint était si jaune à cette époque, et puis il se soignait si peu, que ses cheveux mal peignés, mal poudrés, lui donnaient un aspect désagréable. Ses petites mains ont aussi subi la métamorphose; alors elles étaient maigres, longues et noires. On sait à quel point il en était devenu vain avec juste raison depuis ce temps-là. Enfin lorsque je me représente Napoléon entrant en 1795 dans la cour de l'hôtel de la tranquillité, la traversant d'un pas assez gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux, et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées, et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV; sans gants, parce que, disait-il, c'était une dépense inutile, portant des bottes mal faites, mal cirées, et puis tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune, enfin quand j'évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits.

Ma mère, la meilleure et la plus naturelle des femmes, lui témoigna, comme elle le sentait, le

plaisir qu'elle avait à le revoir. Elle lui parla de Salicetti, et ne lui cacha pas combien elle avait blâmé sa conduite envers lui. Un sourire indéfinissable passa rapidement sur les lèvres de Bonaparte: « Il a voulu me faire bien du mal, réponditil, mais mon étoile ne l'a pas permis. Cependant je ne dois pas me louer de cette étoile, car enfin quel sera mon sort?»

Je n'oublierai jamais l'expression de sa physionomie, en prononçant ces derniers mots. Il était profondément ému. Ma mère essaya de le calmer et y parvint plus facilement que je ne l'aurais cru. Mon étonnement fut, je puis le dire, extrême lorsque le lendemain je les vis venir tous deux dîner avec nous. Ils paraissaient assez bien ensemble; mais rien n'annonçait cette intimité de confidences dont parlent les Mémoires contemporains.

A cette époque, Paris était dans une agitation inquiétante; des scènes tragiques déchiraient chaque jour le sein de la convention, et déshonoraient sa majesté nationale. Les complices de Robespierre, effrayés par la mort de Danton, avaient frappé le dictateur pour n'en être pas frappés euxmêmes; et maintenant, ils ne savaient comment gouverner, parce qu'ils ne voulaient pas garder plus long-temps le masque de paix et de bonté

qu'ils avaient emprunté pour faire la révolution thermidorienne. Billaud-Varennes, interrompu par quelques sons vagues et sourds, jetant un coup d'oeil menaçant sur toute la Convention, et disant de sa voix caverneuse: « Je crois qu'on muremure... » révélait à la France, que la mort n'avait pas frappé tous ses tyrans. Il était trop vrai, ainsi que je l'ai dit, que malgré la destruction du chef, le parti subsistait toujours : mais il se trouvait dans un étrange embarras, dont il ne pouvait sortir qu'en renchérissant encore sur Robespierre, puisque l'accusation portée contre lui, par les deux comités, et présentée par Barrère, était basée sur ce que lui, Robespierre, voulait, disait-on, détruire le régime révolutionnaire, et établir un système d'indulgence. Or, cette indulgence qu'on venait de punir comme un crime, ne pouvait être exercée par les mêmes hommes qui venaient de faire tomber la tête de leur chef sous un tel prétexte; il leur fallait entrer dans un nouveau chemin plus sanglant, plus terrible que le premier; ils ne pouvaient se sauver qu'à force de crimes; c'était une guerre à mort: ils sentaient que leur salut n'était que là.

Cependant le moment de répit qu'avait donné l'intervalle du 9 thermidor au 1er germinal, époque à laquelle nous étions alors, avait remonté

tous les courages, en avait produit de nouveaux. A la tête de ces vrais républicains, dont la vertu pure et sainte ne connaissait d'autre devoir que celui de défendre la patrie, il en était un que je vénère, dont l'éloge sera toujours dans ma bouche, parce que je ne trouve pour lui dans ma conscience que des titres à la plus parfaite estime; c'est Thibaudeau. On le connaît, sans doute, il est apprécié, mais non à sa juste valeur; et tel est notre malheur à nous autres Français, nous ne savons ce que valent les hommes que lorsque la mort les a frappés.

Ainsi, depuis seize ans, M. Thibaudeau, exilé d'une patrie qu'il aimait, a vu s'écouler, dans la proscription, des jours qu'il aurait voulu consacrer au service de cette patrie, dont une loi inique l'éloignait. Il vit encore, ce que je regarde comme heureux pour la France'.

Aussitôt après le 9 thermidor, les membres du comité de salut public furent mis en accusation; ce fut, je crois, Legendre qui attaqua Collot-d'Her

1 Thibaudeau a eu le plus beau triomphe national de toute notre révolution; il fut nommé, dans trente-deux départemens, pour la même élection, et le Pas-de-Calais le nommait en même temps que les deux Vendées. C'était bien la France entière.

bois, Billaud-Varennes, Barrère, Amar-Vouland, et David; cette attaque eut lieu vers le 10 fructidor, c'est-à-dire, après l'événement libérateur. Carrier fut aussi amené sur les bancs de la Convention, mais pour être jugé. Le monstre eut une sorte de courage; tant il est vrai que le courage peut être l'apanage du crime aussi bien que de la vertu.

Quel est celui de vous dans cette enceinte, s'écria Carrier, en roulant des yeux menaçans au tour de lui, quel est celui de vous qui osera donner sa voix contre moi?... N'avez-vous pas tous sanctionné les ordres que j'ai exécutés?... Je déposerai sur ce bureau trente lettres de cette même Convention qui ose me juger aujourd'hui, et qui me reprochait alors de n'être pas assez sévère!... Oui! ajouta-t-il en grinçant des dents, et regardant encore autour de lui; oui, tout est coupable ici... tout... jusqu'à la sonnette du président. » Nul n'osa le défendre, et le 26 frimaire suivant, ce monstre mourut avec courage.

Une fois le premier coup porté, la guerre était déclarée, et avec de pareils hommes, ce ne pouvait être qu'une guerre à mort. Cependant après celle de Carrier, on se tenait bien sur la défensive, mais aucun des deux partis n'attaquait; ils s'examinaient, et semblaient, comme on le dit vulgai

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