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I

temps de soutenir la conversation, mais je crois que M. de Narbonne et M. de Talleyrand eux-mêmes y auraient échoué. Romme, qui cherchait en ce moment la solution d'un problème que le malheureux de vait résoudre par la mort, fut le premier qui se mit à rire de l'air guindé de chacun, et il proposa de raconter des histoires. Bonaparte, qui aimait beaucoup cette manière de passer la soirée, s'empara de la parole, et quoiqu'il ne fût pas alors très-fort sur la narration, il se mit à raconter une foule de faits isolés qui avaient tous de l'intérêt par eux-mêmes, et qui en recevaient un plus grand encore par la manière originale dont il les disait. Il parlait mal, faisait des fautes de français assez grossières, était d'une ignorance qui frappait dans de certaines parties de l'instruction ordinaire; mais, malgré tous ces inconvéniens, il faisait plaisir à entendre. Néanmoins la conversation languissait; la tendance à reprendre le sujet vers lequel toutes les pensées se dirigeaient prédomina bientôt. Je me rappelle qu'en ce moment Salicetti, triste et de mauvaise humeur, se promenait dans la partie du salon la

L'une des histoires qu'il nous raconta sera placée plus loin. Je ne la mets pas ici pour ne pas interrompre le cours de ce qui, dans ce moment, me semble plus intéressant.

moins éclairée, en faisant, avec le craquement de ses bottes, ce bruit monotone et irritant qui déplaisait si fort à ma mère, déjà ennuyée de l'attitude morte, lorsqu'elle n'était pas hostile, des hommes qui étaient chez elle. « Salicetti, dit-elle avec humeur, ne pourriez-vous pas prendre un peu de repos afin d'en donner aux autres? » Salicetti, dont les pensées erraient dans un monde bien éloigné de l'entourage de la table à thé, s'arrêta tout à coup, regarda ma mère, et s'inclinant en souriant, lui répondit avec une affectation de politesse: « Je vous remercie mille fois, mais j'en ai pris deux tasses, et cela me fait mal aux nerfs. » Puis il se remit à marcher, en faisant craquer de plus belle ses indignes bottes.

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La patience n'était pas la vertu dominante de ma mère; elle se leva, traversa lentement le salon avec cette démarche si moelleusement charmante qu'elle avait; puis prenant de sa petite main le grand bras de Salicetti, elle le fit retourner sur lui-même, tout étonné de sa pirouette. Mon cher, lui dit-elle, j'aime qu'on m'écoute, lorsque je parle; et quand je demande, je veux qu'on m'obéisse. Je sais bien que c'est un peu despotique, ce que je dis là; que voulez-vous? je commence à être trop vieille pour adopter de jeunes maximes, et puis ensuite je ne le veux pas. Nous

autres femmes, nous ne sommes plus que des reines sans royaume; on nous a détrônées : je ne le sais que trop: mais j'exerce encore un peu de pou voir dans ma maison. Là, du moins, je suis souveraine, et mes sujets doivent m'obéir. Voulezvous donc vous soustraire à mon autorité?—Non, non! s'écria Salicetti enchanté de la manière gracieuse dont ma mère avait débité son discours, et lui prenant ses deux petites mains qu'il baisait alternativement; non, certainement, je ne veux pas me soustraire à votre empire. Mais qu'ai-je fait qui puisse vous le faire croire? On lui répéta sa réponse, et il se trouva, ce que tout le monde avait présumé, qu'il avait cru que ma mère lui offrait une autre tasse de thé.

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Je propose l'impression du discours de la citoyenne Permon, s'écria Romme; le comité doit se trouver heureux d'avoir à délibérer sur un aussi charmant sujet. Oui, oui, s'écrièrent-ils. — A propos de comité, mon cher Romme, reprit ma mère, je voudrais bien savoir pourquoi vous avez été faire l'éloge en manière d'oraison funèbre de ce misérable Joseph Lebon? - Ah! nous voilà retombés dans la politique, dit Salicetti. - Pourquoi non, si je le veux? dit ma mère allons, Romme, répondez à votre président. Pourquoi? répondit Romme: mais parce qu'en effet

Joseph Lebon était un excellent homme. Lorsqu'il était au collége dirigé par les oratoriens à Beaune, il était adoré des élèves qui l'avaient surnommé le Bien-Nommé, et je pourrais vous citer des faits curieux à cet égard. J'ai fait son éloge; oui : j'en ai dit du bien, parce que j'en pense de lui. Il a été faible; voilà son tort. Dites son

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crime, s'écria mon frère avec toute la chaleur d'une belle âme ; c'est le plus grand de tous en révolution et puis quand la faiblesse laisse encore son empreinte à la cruauté, cette alliance a quelque chose de monstrueux, qui nous frappe comme une aberration de la nature.

» Je ne puis rendre, continua-t-il avec force, je ne puis rendre ce que j'ai éprouvé en voyant Couthon dans son riche fauteuil à supports revêtus de chair humaine, se faisant porter à la place Bellecourt, étant bien élégamment mis, bien parfumé, et tenant en main un petit marteau d'argent dont il paraissait se jouer. Ses porteurs l'approchaient d'un de ces beaux hôtels qui n'existent plus aujourd'hui que dans le souvenir des Lyonnais et gisans sur la terre; il donnait sur

1 Couthon était cul-de-jatte. Comme son patron Robespierre, il était toujours très-bien tenu, très-bien coiffé et parfumé à l'excès, et se faisait porter sur les épaules de quatre hommes.

la porte trois petits coups de son marteau d'argent qui rendaient un son doux et sonore; puis, après avoir un peu toussé derrière un vaste mouchoir de batiste parfumé, il prononçait d'une voix douce et presque en souriant: « Je te frappe une fois, deux fois, trois fois, au nom de la république française, une et indivisible. » Et puis le proconsul allait porter la destruction quelques pas plus loin, dans l'asile d'une mère de famille dont la hache révolutionnaire avait frappé le chef quelques jours auparavant.... Et c'est dans l'âge de notre belle Liberté ! s'écriait Albert, c'est à l'époque de la régénération d'un grand peuple que l'on voit, dans une de ses plus belles cités, se passer de telles scènes!

Je le dis au citoyen Salicetti, poursuivit le bon jeune homme tout ému; il m'avait promis d'en écrire à Paris; j'espérais que cela aurait produit quelque effet; en repassant à Lyon, j'ai trouvé la place Bellecourt entièrement détruite.

—» On prétend, dit Romme, en se levant alors et se promenant dans la chambre, on prétend que les pierres des pyramides ont une voix pour raconter les merveilles de l'Égypte. On dit que, dans l'immensité du désert, les ruines de Thèbes, de Palmyre et de Tentyris font entendre des paroles éloquentes. Quel langage les pierres accu-,

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