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ier à présent; attendons. Nous aurons peut-être de meilleurs jours, mon ami. Oui, nous en aurons, quand je devrais les aller chercher dans une autre partie du monde. »>

Cependant le temps politique se rembrunissait chaque jour, et de nouveaux événemens venaient réveiller les souvenirs déjà presque effacés des journées des temps sanguinaires.

J'étais sortie avec Mariette, le 12 germinal, pour aller, rue saint-Denis, chercher des rubans pour ma mère, et des gazes, des fleurs artificielles pour des commissions de Bordeaux. Nous étions en fiacre, ma mère n'ayant pas voulu que je sortisse seule sans elle à pied, même avec une femme de chambre. Nous revenions bien tranquillement, lorsque sur le boulevart nous rencontrons une troupe de femmes ivres, enragées, ressemblant à des furies, et des plus horribles encore. Elles criaient, ou plutôt elles hurlaient: << Vive la constitution de 93! Vive la constitution de 93! A bas la Convention! Nos patriotes! qu'on nous rende nos patriotes!»

de Bonaparte pendant cette soirée. Junot avait gardé le souvenir de tout, même de la partie du boulevart sur laquelle ils étaient lorsque Bonaparte lui dit ce mot bien remarquable à cause des événemens postérieurs.

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Mariette tremblait et pleurait, j'avais aussi passablement peur; mais j'avoue que j'en eus une réelle en voyant notre fiacre entouré par un groupe de cinquante ou soixante de ces mégères, dont l'une, apostrophant le cocher, lui enjoignit péremptoirement de descendre et d'ouvrir la portièrc.

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« Je voudrais bien voir que tu raisonnes! disait la tribune du peuple avec un accent impératif qui prouvait qu'elle avait l'habitude du commandement envers celui auquel elle s'adressait. Mais.... j'ai une pratique dans ma voiture. Quand tu crieras comme une enragée qu' t'es! Je te dis que j'suis fatiguée, et les patriotes aussi. I' faut ben qu' nous allions à c'te Convention de malheur, quoi donc, pour qu'i' nous y donnent du pain; ou, jour de Dieu! leu' président saura, tout d' même que toi, qu' mon poing est lourd. Allons! pas tant d' si et de mais, ouvre ton wisky, et j' te dis plus vite que ça. »

Je tirais le cocher par sa carmagnole, comme on appelait alors les vestes; et depuis le cominencement du discours de sa moitié, je me tuais de lui dire de descendre et de faire ce qu'elle voulait. J'avais préparé un assignat de vingt francs, et j'étais bien résolue de le lui laisser et de m'en aller, c'était bien là le cas de le dire, sans lui demander

si

mon reste. Mais il ne m'entendit pas, ou plutôt il ne voulut pas m'entendre: il paraissait même disposé à passer outré ; ce qu'il eût fait, je crois, ses deux rosses avaient eu de meilleures jambes que celles de son antagoniste.

Allons! place au bon peuple! dit-elle en ouvrant elle-même la portière, et abaissant le marche-pied du phaéton. En un saut je fus à bas, et fis signe à Mariette d'en faire autant; mais elle était si tremblante, qu'elle ne pouvait bouger de sa place. La virago me prit dans ses bras et me souleva deterre aussi facilement qu'elle aurait enlevé un enfant de quatre ans.-Eh bien! quoi que vous avez donc, mon poulet? vous v'là comme un fromage à la pie. Puis se retournant vers son mari : -Et toi, animal, tu ne pouvais pas me dire que c'était une jeunesse com' ça qu' t'avais dans ta voiture, cervelle de lapin! Crois-tu pas que j'vas mettr' ça à pied. Dis donc, est-i' bête. Elle a tout de même peur, ce pauvre petit chat. C'est-i' voť' maman qui est là-dedans, mon chou? Non, citoyenne; c'est ma bonne.-Eh ben! quoi qu'elle a donc à pleurnicher com' ça ?On dirait qu'elle a perdu père et mère! Dis donc, Marianne, s'écria l'une des femmes qui avaient ouvert l'autre portière : elle nous demande grâce. Elle croit, la

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On pense bien que je ne puis mettre ici tous les mots

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cane, que nous allons la tuer. Tiens, c'est p't-être une princesse déguisée ! Elles se mirent toutes à rire au nez de la pauvre Mariette, qui, semblable aux enfans dont on se moque pour les guérir de leur colère, n'en pleura que plus fort.-Allons, veux-tu ben te taire, sapajou? dit l'une de ces douces personnes; tais-toi... et au large. La prenant alors par le bras, elle voulut la faire sortir de voiture: mais la pauvre fille était si tremblante qu'elle tomba sur ses genoux dans le fiacre même. Elle poussa un grand cri. Eh ben! qeuque c'est donc qu' ça? dit la propriétaire du fiacre; laisse donc c'te jeunesse. Est-ce que tu crois que j'vas laisser en aller çà à pied? elle ne peut pas se tenir, seulement; et puis c't'enfant! Elle me tenait par le bras et sentait que je tremblais violemment.C'était une grande femme de cinq pieds trois ou quatre pouces, forte en proportion de sa taille, fraîche, ayant de beaux yeux, de belles dents, de larges mains, qui devaient, comme elle le disait, être de poids quand elles retombaient sur la face de son mari. Ses yeux noirs s'arrêtèrent sur moi avec complaisance. Je suis sûre que cette femme était mère. Allons, remontez dans le coucou, mon chou, et allez retrouver vot'

techniques et énergiques dont madame Marianne accompagnait son discours; je les laisse présumer. Au reste, il n'y avait pas une parole qui n'en fût ou suivie ou précédéc.

maman; vous y direz seulement qu'une aut' fois. elle ne vous mette pas com' ça en campagne à la garde de Dieu; car c'est tout de même que si vous étiez toute seule que d'être avec une serine comme ça et un lapin comme ce cocher-là. Où que tu les a pris? demanda-t-elle à son mari. -- Rue des Filles-Thomas, là auprès du théâtre Feydeau. Allons, va-t'en. Moi, j'vas m'en aller aussi retrou-. ver les autres ; et si tu faisais ben, tu y viendrais aussi. Plus nous serons pour crier, mieux ça fera. Elle m'enleva dans ses gros bras, et m'embrassant à la républicaine, elle me jeta plutôt, qu'elle ne me mit dans le fond de son équipage, releva le marche-pied, ferma la portière, et s'écria d'une voix de tonnerre, avec un ou deux juremens pour préambule:- Fouette, cocher!

Quand je repasse aujourd'hui dans ma pensée les événemens de cette matinée, je me demande pourquoi je n'ai pas pleuré comme Mariette: car j'en avais autant d'envie qu'elle, bien certainement. Alors j'étais trop jeune pour que ce fût l'effet d'un raisonnement quelconque, et pourtant je n'ai pas pleuré parce que je ne voulais pas pleurer. Dès que nous fùmes hors de la vue de ces femmes, je fondis en larmes, et lorsque nous arrivâmes à la maison et que ma mère, instruite du mouvement et tout-à-fait inquiète de

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