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je l'envoyai près de ma mère; car, pour moi, je n'y tenais plus.....

Le lendemain, Bonaparte revint. Sa physionomie avait la plus singulière expression. Il était facile de voir que son opinion était arrêtée sur ce qui regardait Salicetti; du moins ce fut ce qui nous frappa, ainsi qu'un ami de celui-ci, qui possédait toute sa confiance, et était venu le même matin. Mais Bonaparte ne parla pas comme la veille, d'une manière aussi directe contre le proscrit, il se contentait de lancer par intervalles de ces mots comme il savait en dire, de ces mots en manière de flèche aiguë; mais rien de personnel nominativement. Comme ces deux hommes se haïssaient! Si l'un d'eux a pu faire prendre le change à cet égard, il a été d'une grande habileté, ou bien dissimulé.

CHAPITRE XVII,

Fête funèbre en l'honneur de Ferraud. Romme et ses col

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lègues. Difficulté de sauver Salicetti. Le général Miranda. Incroyable ressemblance, et projet de ma mère. Supplice de Romme, Soubrani et ses collègues. Le poignard et les suppliciés. Scène atroce et mon frère couvert de sang. Mauvaise joie de Salicetti. Bonaparte chez ma mère, et détails sur Bonaparte.

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LE 14 prairial, on fit un service funèbre en l'honneur de Ferraud. Il était homme de bien; on aurait pu faire prononcer son oraison par un autre que Louvet, l'auteur de Faublas. Lorsque Salicetti apprit cette particularité, il se prit à rire, et fit une remarque mordante sur l'orateur et sur le fait lui-même.

Je ne pus m'empêcher d'en être blessée. Il est toujours mal d'attaquer le malheur avec quelque arme que ce soit; mais de toutes, la plus odieuse est la raillerie : il y a là quelque chose de sauvage.

J'étais bien jeune alors. Mon âme avait cette susceptibilité native qui s'offense chevaleresquement d'une seule atteinte à ce qui est beau et bien. Je me mis à pleurer, et quittai la chambre avec dépit de voir mon frère et ma mère garder le silence et ne pas l'imposer à Salicetti. Albert, qui m'avait devinée, vint aussitôt dans ma chambre. Je lui fis les reproches que je croyais qu'il méritait.

<< Ma pauvre Laurette, me dit-il en m'embrassant! ma bonne soeur! il ne faut pas avoir ainsi de l'exigence pour ce monde dans lequel tu entres si jeune et si bonne, si étrangère à tout ce qui est vengeance et haine. Pauvre amie! Ce sont des sentimens que tu ne connais pas et que tu ne peux comprendre! Sois indulgente pour ce que tu ne sais pas; et puis songe que tu aurais trop à faire si tu prenais parti pour le malheur toutes les fois que la méchanceté l'insulte.

Mon frère avait raison. Eh bien! je suis toujours de même.

Cependant le procès des accusés de prairial s'instruisait avec vigueur. On cherchait Salicetti et un autre représentant. Salicetti n'était pas aimé de ses collègues. Il avait de l'esprit, beaucoup de moyens, une grande ambition, et les projets qu'il aurait réalisés étaient d'une nature qui devait nécessairement attirer une grande

sévérité sur leur auteur, du moment où ils étaient connus. Romme était arrêté; c'était un mathématicien distingué; Goujon qui, depuis l'ouverture de la Convention, s'était fait remarquer par ses vertus privées et ses qualités républicaines, était également arrêté ainsi que Soubrani, Duquesnoi, Duroi et Bourbotte. Tous étaient remarquables, soit par leurs vertus personnelles, soit par leurs talens comme hommes d'état. Que de réflexions étaient éveillées en voyant de tels hommes assis sur le banc des criminels!

Pour les isoler de leurs adhérens, on les avait aussitôt transférés au château du Taureau, dans le département du Finistère. Mais lorsque le calme fut un peu rétabli, on les ramena à Paris pour y être jugés par une commission militaire spéciale. Ce moment fut dangereux pour nous. Les recherches redoublèrent de vigueur et d'activité. Nous dûmes plus que jamais songer au départ. Mais comment faire? Il fallait un passe-port pour le proscrit, et là son or devenait impuissant. Ma mère ne savait comment résoudre l'affaire dans laquelle elle s'était engagée. Tout-à-fait abattue, elle allait laisser Salicetti aux soins de madame Grétry, et repartir pour Bordeaux avec moi, lorsqu'elle reçut une lettre de mon père qui, ayant appris le danger de Salicetti, ordon

nait à ma mère de lui être utile en tout ce qu'elle pourrait. Cette lettre lui était apportée par un M. Emilhaud, de Bordeaux, qui paraissait posséder la confiance de mon père. Ils s'étaient, à ce qu'il paraît, liés pendant le séjour de mon père à Bordeaux. C'était un homme de cinquante ans à peu près, de beaucoup d'esprit, ayant des manières polies, et sachant parfaitement son monde. Ses opinions étaient celles de mon père; leur liaison ne m'étonna pas.

L'histoire des passe-ports était ce qui nous restait de plus difficile à faire. La plus rigide surveillance était exercée à cet égard, et nous ne savions que faire, lorsqu'un incident bien naturel nous donna l'idée de ce qui nous fit réussir. Un jour, Bonaparte nous dit : « J'ai dîné hier chez un >> homme qui est singulier. Je le crois espion de la » cour d'Espagne et de l'Angleterre tout à la fois. Il » loge à un troisième étage, et il est meublé comme » un satrape. Il crie misère au milieu de cela, et puis » nous donne des diners faits par Méo et servis » dans de la vaisselle plate. C'est une bizarre chose » que je veux éclaircir. J'ai dîné là avec des hommes de la plus grande importance. Il y en a un entre >> autres que je veux revoir, c'est un don Quichotte, avec cette différence que celui-ci n'est pas fou. >> Ma mère lui ayant demandé son nom, « C'est le

>>

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