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l'autre comme un enfant qui vient d'obtenir un mois de congé. Hélas! ce jour où elle était si gaie, si heureuse, en précédait un autre qui devait me rendre témoin de l'une des plus affreuses scènes offertes aux yeux d'une jeune fille, dans cet âge surtout où celles qui se jouent devant elle ne devraient lui présenter la vie que brillante de bonheur et de joie!

Cependant, comme je l'ai déjà dit, les accusés avaient été ramenés à Paris : la commission militaire spéciale, organisée pour les juger, tenait ses séances rue Neuve-des-Petits-Champs, dans la maison qui, depuis, fut l'hôtel du ministre du trésor sous l'empire. Salicetti, échappé seul à la main de la justice, voyait de son asile instruire le procès de ses collègues avec une tranquillité qui me révoltait. Nourri de bonne heure des beaux souvenirs de l'antiquité, je cherchais dans Plutarque, et je trouvais à chaque page des exemples de dévouemeut à l'amitié ou à la patrie. Il me paraissait lâche à Salicetti d'abandonner toutes ces têtes, que peut-être lui-même avait exaltées, au fer du bourreau, tandis que la sienne était à l'abri. Oui, à sa place il est sûr qu'avec ma manière de voir, avec l'âme ardente que j'avais alors, j'aurais été rejoindre mes amis; je crois même que je l'aurais fait plus tard.

Nous étions alors au vingt-quatre prairial. Salicetti éprouvait une telle agitation que mon frère était toujours sur le chemin de notre maison à la rue Neuve-des-Petits-Champs pendant le peu de temps qu'on fut à prononcer le jugement de ces malheureux. Enfin, un jour, nous le vîmes revenir dans un état digne de pitié. Le pauvre jeune homme était destiné à voir les scènes les plus terribles. Romme, Soubrani, Duroi, Duquesnoi, Goujon, Bourbotte étaient jugés; dans le cours du procès ils avaient montré la plus admirable vertu: abnégation d'eux-mêmes, fermeté d'âme, amour de la patrie; voilà ce que les infortunés égarés montrèrent dès le premier jour, et conservérent jusqu'au dernier. Romme surtout avait été sublime!

Lorsqu'on leur prononça leur arrêt, ils se regardèrent avec un œil calme et même serein; les spectateurs éprouvèrent de l'attendrissement en voyant ces hommes condamnés à porter sur l'échafaud, comme de vils criminels, une tête qui n'était dirigée que par les plus nobles pensées. Romme parut à l'instant même se recueillir, et chercher comme une communication anticipée avec la puissance devant laquelle il allait paraître. Lorsque les accusés descendirent le grand escalier du tribunal, qui était bordé de curieux, Romme

promena sur la multitude un regard calme et doux, mais qui cependant paraissait chercher quelqu'un. Probablement que celui qui lui avait promis d'y être n'eut pas le courage de lui tenir parole. Il dit: «Eh bien! avec une main ferme, ceci suffira. Vive la liberté! » Puis, tirant de sa poche un très-grand canif, ou plutôt un petit couteau, il se frappa au cœur, et passa l'arme à Goujon, qui la passa à Duquesnoi. Tous trois tombèrent morts à l'instant sans pousser une plainte. Le couteau libérateur transmis à Soubrani, par la main déjà défaillante de Duquesnoi, frappa également les trois autres nobles cœurs, mais ils furent moins heureux: quoique grièvement blessés, ils parvinrent encore vivans au bas de l'échafaud, sur lequel on eut la barbarie de les faire monter sanglans et mutilés! Des sauvages ne l'eussent pas fait.

Albert s'était trouvé si près de Romme, auquel il avait voulu adresser un regard ami et consolateur, que le sang du malheureux avait rejailli sur lui. Non! je ne puis oublier, je n'oublierai jamais le récit de cette horrible scène! Mon frère nous parlait de ce qu'il avait vu seulement depuis quelques minutes. Sa redingote portait les marques fraî ches du sang d'un homme qui, quelques jours avant, était assis dans cette chambre, peut-être sur cette même chaise! J'étais dans un état violent, je serrais

ma mère dans mes bras; je pleurais, mais avec peine; mes larmes étaient rares et brûlantes. Je me sentais vraiment mal. « Ce sont des scènes trop fortes pour Laurette, » dit mon frère qui, luimême, avec son courage d'homme, était incapable desoutenir de pareilles émotions. Quant à ma mère, elle était froide et pâle; son cœur battait à peine. Machinalement elle avait pris un flacon d'eau de Cologne, un mouchoir, et elle frottait la redingote de mon frère sans savoir ce qu'elle faisait.

Salicetti était horrible à voir; je ne voulus plus le regarder, tant il me faisait peur. Sans pitié pour mon frère, il lui faisait répéter les détails terribles et sublimes de la tragédie dont il venait d'être spectateur. A chaque répétition il semblait que le cœur de Salicetti fût inondé d'une nouvelle joie. « C'est un sentiment naturel au cœur de l'homme, » me répondit mon frère lorsque je le lui dis le lendemain. « Il ne faut pas, ma chère enfant, que tu prennes l'habitude de te mettre ainsi en attitude hostile envers chaque événement qui ne se présente pas à toi comme tu l'entends. Tu vis dans un siècle où tu trouveras bien souvent des mécomptes, sans que pour cela cependant le monde soit plus méchant aujourd'hui qu'il y a plusieurs siècles. »

Bonaparte était allé à Saint-Maur passer un

ou deux jours. Il y allait quelquefois, je ne sais pas chez qui. Je l'ai demandé depuis à Junot, qui n'en savait rien non plus, et qui me dit à propos

de cela que Bonaparte était fort caché dans ses habitudes de cette nature. Lorsqu'il sut cette horrible catastrophe, il en parla avec l'accent du cœur, et je persiste à dire qu'à cette époque il en avait un très-susceptible d'émotions'.

Bonaparte parlait ordinairement mal; c'est-àdire qu'il était peu éloquent dans sa manière de s'exprimer. Sa concision, par trop sèche, ne donnait pas à son discours ce tour sinon gracieux, au moins arrondi et formé, qui est nécessaire dans les moindres discours. Depuis, tout en lui fut prestigieux, et sa parole le devint comme le reste. Mais le fait est qu'alors il n'était rien moins qu'éloquent, excepté dans les momens où son âme s'épanchait: alors c'était, comme dans les contes des fées, des perles et des rubis qui sortaient de sa bouche.

Ce jour-là il en fut ainsi; les infortunés eurent en Bonaparte un panégyriste admirable. Mais Salicetti, mais Fréron, mais tous ceux qui voulaient, disait-il, ramener le régime de sang, lorsqu'il parlait de lui-même, de son avenir détruit : « Et je n'ai

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