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» pas vingt-six ans ! » s'écriait-il en se frappant le front. « Je n'ai pas vingt-six ans !.... » Alors il regardait ma mère avec une expression si douloureuse que ma mère disait lorsqu'il était parti: << En voyant ce jeune homme si malheureux, en vérité je mereproche presque ce que j'ai fait pour

son ennemi. »

Oui, Salicetti était regardé par Bonaparte comme son ennemi. J'ignore tout ce qu'il a pu dire pour faire penser que son souvenir n'avait pas conservé de traces d'une injure. Il est possible qu'il ait eu l'intention motivée sur une raison que j'ignore de le faire croire; mais moi je sais bien qu'en penser. C'est pour cela que je répète que la conduite de Bonaparte, dans cette affaire, fut belle ou plutôt sublime.

CHAPITRE XVIII.

Maladie de Salicetti et délire épouvantable.

sanglantes.

Apparitions

Singulière et mystérieuse conversation de

Bonaparte avec ma mère. Départ pour Bordeaux et

le dîner d'adieu.

de Bonaparte.

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La première poste, et lettre admirable Ingratitude de Salicetti. Barbezieux

et arrestation d'un jeune prêtre. Madame de Lavauret.

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Arrivée à Bordeaux.

port pour Salicetti.

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Difficultés d'un moyen de transVoyage dans le Midi, et les bords Cette, et embarquement de Salicetti pour Gênes. Ma ville natale, et désastres de Montpellier.

de la Garonne.

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Retour à Bordeaux par Toulouse, Montauban et

Beaucaire.

d'in

Nous avions à éprouver un nouveau genre quiétude; Salicetti tomba malade. Ce fut une chose horrible; il avait la fièvre, le délire; tout ce qu'il disait, tout ce qu'il voyait, ne se peut concevoir. J'ai lu bien des romans où l'on a peint de semblables situations; combien les

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pages que je parcourais me semblaient loin de la force de mes souvenirs! Jamais je n'ai rien lu qui en approchât. Salicetti n'avait aucune religion, ce qui ajoutait encore à l'odieux de ces scènes terribles. Ce n'était pas une plainte, c'était toujours un blasphème. Combien je le plaignais! Plus tard, ma mère me dit qu'un jour j'avais pleuré sur lui comme sur un frère. « J'en ai d'autant plus de mérite, lui répondis-je; car il m'effraya bien pendant ces trois jours. La crainte qu'il m'inspirait dominait la crainte de nous voir surpris. >

La mort de ses infortunés complices avait fait sur lui une impression terrible; elle se présentait à lui sous toutes les formes, sous les aspects les plus effrayans. Il y avait un de ces malheureux surtout qu'il voyait plus que les autres. Celui-là ne quittait pas son lit, il lui parlait, l'écoutait, lui répondait; c'était horrible à entendre. Ensuite quelquefois il se croyait dans une chambre toute rouge.... Mais une circonstance qui me causait plus d'effroi que le reste, c'était le son bas et modulé de sa voix dans les tons les plus graves. Il est probable que le sentiment de la crainte dominait chez lui tous les autres, même la plus vive souffrance. Je ne puis rendre par aucuns mots l'effet que me fait éprouver la souvenir de

cet homme pâle et malade, proférant des paroles d'anathème et de damnation d'une voix basse avec une inflexion unie. Non, je ne puis rendre exactement cette impression, car moi-même je ne puis lui donner un nom; il me semble, en forçant toutes ces circonstances de comparaître de nouveau devant moi, que je sois dans le cauchemar de Smarra; et cependant ce temps n'est pas fantastique; ce n'est pas ici le jeu d'une imagination oisive; tout est réel, tout a été.

Cette fièvre ne dura que trois jours; pendant ce temps, le proscrit fut soigné par un jeune médecin Grec nommé Ipsilanti, qui nous fut amené par M. Emilhaud et dont il répondait.

Cependant, plus de trente valets de chambre. s'étaient présentés, mais aucun ne convenait. A les entendre ils avaient les qualités requises, mais dès le que personnage n'était pas conforme de tous points au signalement, ma mère savait lui trouver une imperfection, et il était congédié. Dieu sait combien de ces pauvres gens ont monté et descendu l'escalier de l'Hôtel de la Tranquillité! Enfin, un jour, il arriva un grand garçon nommé Gabriel-Tachard, qui ne ressemblait pas du tout à Salicetti, mais qui pouvait fort bien le doubler à la section. C'était du reste une lourde bête, qui probablement ne serait pas resté huit

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jours au service de ma mère; mais tout ce qu'on voulait de lui c'était d'avoir cinq pieds six pouces, les yeux et les cheveux noirs, le nez droit et rond, le menton rond, et la peau du visage jaune, et marquée de la petite vérole. La condition la plus difficile à joindre à tout cela était l'âge ou du moins l'apparence de l'âge. Salicetti avait, je crois, trente ans à cette époque. Au surplus le rapport entre eux était parfait; le nez, les yeux et la peau étaient parfaitement conformes. En conséquence donc, de toutes ces belles qualités, ma mère fut à la section avec moi, Mariette, Gabriel-Tachard et madame Grétry qui devait répondre de sa locataire, attendu qu'à cette époque de liberté on ne pouvait aller à dix lieues de Paris sans une foule de formalités absurdes. Enfin tout s'étant trouvé en règle, nos passe-ports furent signés et nous revînmes tous à l'hôtel joyeux et contens, ma mère et moi de partir, Gabriel d'avoir une bonne place, et madame Grétry de nous voir quitter enfin sa maison, qui, en dépit de son nom, était devenue pour elle un enfer depuis que le proscrit avait acquis pour de l'or le droit d'en faire son asile.

Ma mère avait annoncé depuis huit jours que mon père la rappelait à Bordeaux. Le soir du même jour, elle reçut une nouvelle lettre qui lui

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