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dâmes tous trois. « Je vais aller voir ce que c'est,» dis-je. Ma mère me prit par le bras en me le serrant de manière à me faire mal: « Veux-tu bien rester près de moi? s'écria-t-elle. Aller voir ce que c'est! Que veux-tu que ce soit? Si c'est nous que cela regarde, c'est la mort. >>

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Nous vîmes alors accourir Mariette; les cris redoublaient; mais elle nous tranquillisa par ses gestes, quoiqu'elle fût encore loin de nous. Lorsqu'elle put parler, elle nous dit que l'on venait d'arrêter un jeune ecclésiastique, et que cette arrestation était la cause du tumulte. Lorsque nous fùmes arrivés à l'auberge, nous vîmes un jeune homme de trente ans à peu près entre les mains d'une troupe de femmes qui ressemblaient à des furies. A quelques pas du jeune homme était une femme de quarante-cinq à cinquante ans, laide, mais d'une figure expressive; ses yeux noirs, et dans ce moment brillans d'une expression presque sauvage, se promenaient sur cette foule qui semblait composée d'êtres privés de raison. Elle était vêtue d'une manière bizarre; un manteau brun l'enveloppait malgré la chaleur, et se repliait pittoresquement autour d'elle; son chapeau, sur lequel on voyait une cocarde tricolore bien mal faite, et mise évidemment d'une façon ridicule, était tombé à côté d'elle et laissait

voir de beaux cheveux noirs, dans lesquels paraissaient plusieurs mèches blanches. Elle était assise, avait les bras croisés sur la poitrine, et regardait alternativement l'homme arrêté et le peuple qui remplissait la cuisine de l'auberge. La différence d'expression qui animait cet oeil éloquent n'avait nul besoin d'être traduite : « Oh! pauvre femme, dit aussitôt ma mère, pauvre femme! c'est la mère de cet homme!» C'était vrai. Il était vicaire d'une commune voisine.

A l'époque des troubles qui portèrent le peuple à des excès dont lui-même rougit aujourd'hui, l'abbé de Lavauret s'était opposé de toutes les forces qu'il put réunir, de toute la puissance de son éloquence, de tout ce qu'il put enfin employer de moyens repressifs aux actions qu'il prévoyait luimême devoir être bientôt une source de repentir et de regrets pour leurs auteurs. Non-seulement il avait eu le chagrin d'être vaincu dans son noble dessein; mais son zèle, qualifié de fanatisme, de délire mystique, avait été puni par l'exil et la proscription. Sa mère, la baronne de Lavauret, fut jetée dans les prisons de Bordeaux, d'où elle ne serait sortie que pour monter sur l'échafaud, si un bon conseil ou plutôt son bon ange ne lui eût fait prendre la résolution d'écrire à la femme parfaite, à la femme incomparable qui fut l'ange li

bérateur de la ville de Bordeaux. Madame Tallien, implorée par madame Lavauret, avait fait ouvrir la porte de son cachot; mais ce qui, pour cette femme, avait été la véritable grâce, c'était la liberté de son fils! Son ban annulé, il était réintégré dans ses droits de citoyen; enfin la bonté était entière. On avait mis cette affaire dans les journaux; car depuis quinze jours, la pauvre mère ignorait ce qu'était devenu son fils. Proscrit, chassé de ville en ville, traqué comme une bête malfaisante, le jeune homme, malgré sa répugnance à quitter la France, s'était vu dans la dure nécessité de gagner la frontière pour passer à l'étranger. Pendant ce temps-là, sa mère obtenait sa grâce; mais il l'ignorait. Sans asile, sans argent, n'ayant pas un abri, dans une maladie que le malheureux avait essuyée quelques mois auparavant, il se dit un jour, « L'existence est trop chère à ce prix. Après tout, ce doit n'être que la mort; ils disent tous ce que ce supplice est doux, que ses approches n'ont rien de repoussant même. Eh bien ! allons au devant du supplice. » Ainsi raisonna le malheureux jeune homme. Si ma pauvre mère savait tout ce que je souffre, se disait-il, elle me donnerait elle-même raison. » Lorsqu'il parlait ainsi, il était du côté de La Rochelle. Il avait espéré que, dans les embarcations fréquentes de

La Rochelle à l'île d'Aix, l'île d'Oleron, il aurait trouvé plus de facilité que partout ailleurs; mais ce qu'il s'était dit, les autres l'avaient fait avant lui, et le littoral de toute cette partie de la France était trop bien gardé pour qu'une coquille de noix passât en fraude. «Le sort en est jeté, dit le pauvre garçon; mais au moins que mes derniers momens soient employés à tenter de revoir ma mère, si elle existe encore ! »

Il était donc revenu. Une lettre écrite à sa mère avait été lue, puis remise à la poste; et le jour de son arrivée, après l'avoir laissé descendre de diligence, suivre le petit chemin qui du bourg où nous étions, conduisait au village où demeurait sa mère, il fut arrêté au moment où elle le serrait dans ses bras. Au désespoir, tous deux ils s'étaient défendus contre ceux qui avaient saisi le jeune homme. La mère invoquait avec raison le décret qui avait réintégré son fils dans ses droits de citoyen.

Cette affaire nous fut racontée par le maître de l'auberge. Il nous l'apprit en allant et venant, et nous servant notre déjeuné conjointement avec Gabriel Salicetti; car aussitôt qu'il y avait quelque personne autour de nous, c'était l'objet de notre attention. Le même homme nous dit que madame de Lavauret avait été la mère du

canton, et que son fils, pendant le peu de temps qu'il avait rempli les fonctions de son vicariat, avait été béni de tout le pays.

Le fils et la mère furent conduits à Angoulême, quelques reclamations que pût faire madame de Lavauret. La position dans laquelle nous nous trouvions nous-mêmes, empêchait ma mère de lui demander en quoi elle pourrait la servir, et elle exprima vivement ce regret, lorsqu'elle fut remontée en voiture. Peut-être l'amertume l'entraîna-t-elle trop loin, en la faisant appuyer avec trop de force snr les malheureux résultats du régime de 93!« Et voilà cequ'on veut nous rendre !» s'écriait-elle en levant les mains au ciel.

Salicetti regardait alors par la portière, mais sans rien dire. J'ai remarqué qu'il n'entamait ni ne soutenait jamais une question politique, à moins qu'elle ne roulât sur le droit public, mais en matières générales; autrement, ses sourcils se fronçaient, et sa physionomie qui par elle-même n'était pas désagréable, prenait tout de suite une teinte sombre.

Nous arrivâmes enfin à Bordeaux. Nous descendîmes à notre auberge ordinaire, l'hôtel Fumele. A notre grande surprise, mon père n'y était pas. Nous trouvâmes seulement un billet de lui dans lequel il nous annonçait qu'il avait été

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