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et en souriant, que ce n'est pas tout-à-fait ça. Que voulez-vous? il faut bien quelquefois être un peu menteur. Mais, si vous voulez m'en croire, forcez le citoyen Permon à venir quelquefois au spectacle. Qu'il me fasse l'honneur d'accepter une place dans ma loge..... si toutefois.... » Et Couder était tout embarrassé.

a Brave homme! s'écria ma mère en saisissant de ses deux mains la main rude et calleuse du bon cordonnier. Brave et digne homme!..... oui, oui, nous irons dans votre loge; et mon mari et moi nous ne pourrons que nous en trouver honorés. Charles, dit ma mère à mon père, lorsque le procureur de la commune fut parti, voilà ce que vient de me dire Couder. » Et elle lui rapporta toute la conversation qu'elle venait d'avoir avec lui, sans oublier, comme on peut le croire, la proposition du brave homme.

Mon père devint d'abord fort rouge, puis il pâlit et ne répondit rien. Seulement, lorsque ma mère lui demanda avec impatience ce qu'il comptait faire, il leva les épaules en souriant

avec amertume:

«Quelle question! Que veux-tu que je fasse maintenant? Le citoyen Couder (et il appuyait fortement sur le mot citoyen) mande le citoyen Permon à la barre de sa loge, il faut bien y aller.

Cela vaut encore mieux que d'être traîné dans un cachot par des gendarmes;..... car j'ai le choix, n'est-ce pas ? C'est encore un Thirion!........ O Marie ! Marie !..... comment ne m'as-tu pas épargné cet affront ?>>

il

Mon père s'était levé, et, malgré sa faiblesse, car déjà à cette époque il était fort malade, marchait à pas pressés dans sa chambre. Ma mère pleurait en le regardant; et moi, assise sur un tabouret auprès de la bergère que mon père venait de quitter, je pleurais aussi en voyant cette tristesse, ce malheur qui enveloppaient, qui frappaient des parens que j'adorais.

Charles, dit enfin ma mère, tu vois mal, bien mal les intentions de tes amis; crois-tu donc que j'aurais entendu et reçu pour toi une proposition qui aurait pu seulement avoir l'ombre d'une offense? Non, sans doute. Couder....

-->> Ma chère Marie, dit mon père en interrompant ma mère avec impatience, faites-vous faire des souliers par cet homme; mais ne me parlez pas davantage de sa loge.... Cela me fatigue enfin,» ajouta-t-il en se jetant dans sa bergère, et la conversation finit là. On présume bien que mon père n'alla pas au spectacle.

Couder, à qui l'on dit que mon père était malade, ne prit pas le change, mais ne se fâcha pas.

Il aurait pu nous faire bien du mal, s'il avait écouté sa vanité blessée. Nous avions eu deux proconsuls à Toulouse qui comprenaient à demi-mot, lorsqu'on leur parlait de proscrire ou de frapper de mort : Lombard-Lachaux et Mallarmé y sont bien connus.

Salicetti, qui alors était dans le midi provençal et italien de la France, écrivait souvent à ma mère et lui donnait des règles de conduite. Peu de temps après la scène que je viens de rapporter, elle reçut de lui une lettre d'un style qui prouvait qu'il avait appris que mon père voulait se mettre en hostilité avec le gouvernement.

>

« Prenez garde, chère signora Panoria, ajou»tait-il; on parle de mouvemens sourds et ca>chés. On dit que les royalistes veulent remuer. › Certes, ce n'est pas moi qui accuserai jamais le citoyen Permon de faire partie d'aucune cons⚫piration, puisque j'ai engagé ma parole que » l'on pouvait se fier à lui; mais les autres, chère citoyenne Permon, les autres peuvent voir, dans » ce désir de rester seul, un besoin de cacher à › des yeux clairvoyans des démarches coupables. > Engagez-le donc à voir plus de monde; vous » avez toujours eu une maison agréable: pourquoi votre salon de Toulouse ne serait-il pas comme > celui de Paris? »

>

Ma mère communiqua cette lettre à mon père, qui comprit enfin les dangers qu'en effet il assumait sur nos têtes, en appelant ainsi l'attention d'une autorité soupçonneuse. Ma mère connaissait déjà beaucoup de monde à Toulouse, et bientôt notre maison fut une des plus agréables de la ville,

Ma mère avait retrouvé à Toulouse, par un de ces hasards que l'on ne sait comment nommer, une de ses cousines, qui de la Corse était venue s'établir en Languedoc. Mademoiselle Stephanopoli avait épousée M. de Saint-Ange, officier de marine distingué, qui s'était retiré du service à l'époque de la révolution, avait acheté à SaintMichel de Lanez, près de Castelnaudary, un château antique, ayant jadis appartenu aux Polignac, et vivait là avec sa femme et sept beaux

enfans.

Madame de Saint-Ange et ma mère furent ravies de se revoir. Elles s'aimaient tendrement, et cette joie de se retrouver fut alimentée par mille souvenirs de la patrie. Mademoiselle Stephanopoli était autant l'amie de Lætitia Bonaparte que ma mère le pouvait être, et sa seconde parole fut; «Eh bien, Panoria, voilà l'un des fils de Lætitia Ramolyno qui fait vraiment bien son chemin. Sais-tu, ma fille, que ce jeune homme est

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pouvait avoir un bon résultat; elle adressa à Bonaparte une lettre qu'elle eut grand soin d'écrire en italien, en y mêlant même quelques mots corses pour mieux lui rappeler la patrie; et afin que rien n'y manquât, elle fit partir le petit convoi sous la conduite d'un vieux domestique de son père qui s'était établi dans les environs de Marseille et faisait le cabotage. C'était un Corse, un montagnard, et, quoiqu'il fût âgé, rempli de vigueur et de courage.

Bartoloméo Péraldi connaissait toute la famille Bonaparte, et Napoléon comme les autres : aussi les épaulettes de général ne lui imposèrent-elles pas du tout. Il lui remit la lettre de la signora Catalina, et puis s'assit sans autre préliminaire de politesse.

Bonaparte, quoiqu'il fût à peine huit heures du matin et que l'on fût dans l'hiver, était déjà habillé, coiffé, botté et prêt à monter à cheval; il est vrai que la poudre était mal mise sur des cheveux mal peignés; que l'habit, d'un assez vilain drap, n'avait, pour indiquer la nouvelle dignité du jeune général, qu'un petit galon sur lequel était brochée une feuille de chêne, et encore n'était-il posé qu'au large collet montant et rabattant que l'on mettait alors aux habits d'uniforme; ses épaulettes étaient plus que mesquines,

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