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<«< Alors, dit Bonaparte avec vivacité et en parlant extrêmement haut, tu es plus hardi que je ne croyais, en venant m'apporter un pareil » message. Figurez-vous, ajouta-t-il en s'adressant aux officiers qui étaient dans l'autre chambre que ce drôle-là (il appuya sur le mot dróle) > est arrivé ici avec une pacotille expédiée par une » de mes compatriotes qui croit qu'en cette qualité je dois faire acheter à la république ses toiles ⚫éventées et ses draps brûlés. Il est vrai qu'elle me

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propose de me payer ma commission. Tenez, »voyez, citoyens !» Et il fut prendre la lettre de ma tante à laquelle était attaché en effet une petite bande de papier sur laquelle étaient collés des échantillons de draps et de toiles avec les numéros des pièces. << Elle m'offre, comme pot-de-vin (il paraît qu'elle connaît bien les termes) la pièce n° 2. Si » elle me séduit, au moins vous pouvez affirmer » que ce n'est pas par la beauté du présent. » Et il indiqua du doigt aux deux officiers la bande de toile jaune qui avait été levée sur la pièce qu'on lui destinait. Les deux jeunes gens se mirent à rire aux éclats. La toile était ce qu'il fallait qu'elle fût pour de la toile à chemise de soldat. Mais je ne sais en effet où ma tante Saint-Ange avait la tête le jour où il lui vint dans l'esprit de lui adresser pareil cadeau.

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« Ce n'est pas au reste le plus ou le moins de > beauté de la chose qui me frappe en ceci, pour» suivit Bonaparte; c'est l'inconvenance du pro» cédé. Quant à toi, dit-il à Bartolomeo, tu ́es » heureux de n'être que le porteur de ce sot mes»sage. Allons, hors d'ici. »>

Les officiers étaient entrés dans la chambre au moment où Bonaparte leur avait parlé. L'un d'eux, croyant remplir les intentions du général, s'avança vers Bartolomeo et allait le prendre par le bras pour le mettre à la porte, lorsque le patron montagnard, reculant de deux pas, prit une chaise qu'il remit aussitôt à terre, parce que Bonaparte s'élança pour ainsi dire entre lui et l'officier.

« Me nè vado, me nè vado. Benedetto Dio! che fuoco! E perchè? perchè la brava madama di Saint-Ange gli mandò qualche poveré misure di tela per farsi una mezzadozzine di camicci'! Eh!... J'ai vu le temps, et il n'est pas encore bien éloigné, dit Bartolomeo en parlant tout à coup français, où la moitié de cette pièce de toile eût été

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Je m'en vais! je m'en vais! Dieu béni! Quel feu! Et pourquoi? parce que la brave madame de Saint-Ange lui envoie quelques misérables aunes de toile pour se faire une demidouzaine de chemises! >>

reçue avec plaisir par votre mère, général Bonaparte, et pour en faire des chemises à vos sœurs encore; je sais bien qu'à présent elles en ont de plus fines à Marseille : et ce n'est peut-être pas le mieux pour l'une d'elles, marronna-t-il entre ses dents. Ah çà, vous ne voulez pas décidément des draps et de la toile? ajouta-t-il en se tournant vers Bonaparte.

- Je n'en proposerais seulement pas deux pans, répondit le général.

Eh bien! je vais aller vendre la pacotille de la signora Catalina aux Anglais. Ils paient bien eux, en bon argent, et...

- Si tu t'avises de le tenter seulement, lui dit Bonaparte, comme il passait la porte de la chambre, je te fais fusiller.

Prrrrrr! dit Bartolomeo en descendant l'escalier et faisant ronfler un juron provençal à chaque marche. Altro, altro, figlio mio! Et redoublant de vitesse, il cria de toute la puissance de ses poumons de patron de barque:

-Si vous l'essayez, ne me manquez pas; je vous le conseille en ami corsə. »

Les officiers voulaient ourir après lui, Bonaparte les retint.

<< Laissez-le, leur dit-il; ce serait une chose » folle que d'aller se frotter à ce gaillard-là. Vous

388 MÉMOIRES DE LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.

> ne connaissez pas nos hommes des montagnes; celui-ci n'a pas l'air d'en être un des plus » faciles, et il est de plus enduit d'une couche de > marine provençale qui le rend encore moins maniable. Je parlerai au commandant du port.

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Peraldi sut qu'en effet Bonaparte l'avait signalé comme contrebandier au commandant du port. Cela ne l'empêcha pas d'aller vendre, comme il l'avait annoncé, les toiles et les draps de ma tante Saint-Ange aux Anglais, qui le lui payèrent en bonnes guinées. Bonaparte apprit depuis des particularités relatives à l'intérieur de madame de Saint-Ange, qui lui expliquèrent d'une manière fort naturelle et l'envoi et la proposition qui y était jointe. Il parut fâché d'avoir témoigné autant de mécontentement, mais je suis sûre que jamais il n'a pardonné à Bartolomeo Peraldi la leçon qu'il en reçut ce jour-là devant deux officiers qui, ne tenant pas à son état-major, n'avaient aucune raison pour lui garder le secret.

FIN DU TOME PREMIER.

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