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et moi nous y trouverons tous deux notre compte: lui par plus de naturel dans la relation, parce qu'elle sera l'expression de ma pensée immédiate; moi par ce charme que donne à tous les âges la course vagabonde decette folle de la maison. Alors, sur le canevas à fond noir qui tapisse toujours mes idées se tracent rapidement quelques fleurs aux brillantes couleurs! Ne serait-ce qu'une heure enlevée à la souffrance, c'est beaucoup pour un cœur qui depuis bien des années compte ses jours heureux.

Lorsque les Grecs furent contraints d'abandonner Paomia et de fuir les persécutions des Corses révoltés, j'ai déjà dit qu'ils avaient été s'établir momentanément dans les villes demeurées fidèles à la république de Gênes. Mais plus tard, lorsque pour récompenser et indemniser les Grecs de leurs immenses pertes, on leur donna Cargèse pour y former un nouvel établissement, quelques familles gardèrent une maison à Ajaccio. De ce nombre fut celle du chef privilégié, et ma mère passa également son temps à Ajaccio et à Cargèse; ce fut alors qu'elle se lia d'une amitié tendre avec la signora Lætitia Ramolino, mère de Napoléon. Elles étaient à peu près du même âge, et toutes deux ravissantes de beauté. Le caractère de cette beauté était assez différent pour qu'il n'y eût entre elles aucune, jalousie. Madame

Lætitia Bonaparte était gracieuse, jolie, charmante: mais, sans aucune vanité filiale, je puis dire ici que je n'ai jamais rencontré dans le monde une femme aussi belle, aussi jolie que je me rappelle encore avoir vu ma mère. A l'àge de quatorze ans, c'était la meilleure, la plus spirituelle, la plus gracieuse jeune fille de toute la colonie; et sans Lætitia Ramolino, on aurait pu dire de toute l'ile'. Lætitia Ramolino était en effet une

belle personne; ceux qui l'ont connue âgée lui trouvaient de la sévérité dans la physionomie: mais cela n'était pas; l'expression un peu dure qui était habituellement la sienne, venait au contraire de la crainte. C'est une personne qui a été bien supérieure dans toutes les positions où elle s'est trouvée, et comme malheur et comme bon

On trouvera peut-être que je retourne la fable du hibou, et que je prends un peu trop l'habitude de dire : Les miens sont gentils sur tous leurs compagnons. Mais ici je n'avance rien qui ne soit parfaitement connu. Il existe encore assez de personnes qui ont connu mon père pour dire si j'ai flatté le portrait; j'ai laissé au contraire bien des qualités dans l'ombre, dont je parlerai plus loin. Quant à ma mère, et à mon oncle l'abbé de Comnène, ce que j'en dis est tellement peu influencé par les rapports et les liens de parenté que je ne craindrai pas d'y ajouter encore. C'est un bien pour le cœur: il n'est que trop de parens dont l'âme et la figure ne gagneraient certes pas à être dépeintes et dévoilées.

heur. Son fils lui a rendu justice, mais un peu tard. Lui-même aidait à l'erreur; et s'il l'a réparée depuis, l'impression était donnée et reçue.

On sait que avant d'entrer en négociation avec la république de Gênes, la France lui avait fourni des troupes pour ramener les insulaires à l'obéissance. Parmi les Français qui faisaient partie de l'administration on remarquait un jeune homme de vingt ans, d'une agréable tournure, faisant des armes comme St-Georges, jouant du violon à ravir, ayant toutes les manières d'un homme de qua lité, et n'étant cependant qu'un roturier. Mais il s'était dit: «Je ferai ma fortune et je parviendrai »; et cela avec une de ces volontés à qui rien ne résiste, parce qu'elles résistent à tout. Aussi avait-il déjà une fortune honorable à offrir à celle qu'il épouserait. Il n'avait garde de ne pas choisir la perle de la contrée; il demanda ma mère, et l'obtint. Cet homme fut mon père, c'était monsieur de Permon.

Mes parens quittèrent la Corse et vinrent en France, où les affaires de mon père l'appelaient. Quelques années après il fut nommé à une place importante à l'armée d'Amérique, et partit en emmenant mon frère âgé seulement de huit ans '.

Mon père avait un système d'éducation pour ses enfans qui montre à quel point son excellent esprit avait devancé le

Ma mère retourna en Corse près de mon aïeule, avec toute sa jeune famille, pour y attendre le retour de mon père. Je n'étais pas née à cette époque.

Après le départ de mon père pour l'Amérique, ma mère ayant donc été rappelée en Corse par des souvenirs de famille et d'amitié, se résolut à y passer une partie du temps de l'absence de mon père. C'est alors qu'elle a vu Napoléon tout petit enfant, qu'elle l'a souvent porté dans ses bras, qu'il jouait lui-même avec une sœur aînée que j'ai perdue de la manière la plus funeste. Napoléon se la rappelait à merveille; et souvent, dans les années où il était à Paris sans aucun emploi, lorsqu'après avoir dîné à notre table de famille, il se mettait devant le feu, les bras croisés sur sa poitrine, les jambes étendues devant la cheminée, il disait: «< Signora Panoria, parlons de la Corse, parlons de la signora Lætitia. >>

Il appelait presque toujours sa mère ainsi, mais seulement avec ou devant les personnes qu'il connaissait depuis long-temps, et auxquelles

siècle et pris goût à la méthode de Jean-Jacques dans ce qu'elle avait de bon. Mon père a été notre instituteur. Je l'ai perdu trop jeune; mais ceux qui ont connu mon frère savent quel sujet il avait formé.

il savait que ce nom ne pouvait paraître singulier. "Comment se porte la signora Lætitia?» me demandait-il quand il me voyait. Ou bien à ellemême: «Eh bien! signora Lætitia, comment vous trouvez-vous de la cour? Vous vous ennuyez, n'estce pas ? C'est que vous vous y prenez mal: vous ne recevez pas assez. Voyez vos filles : elles semblent être nées où elles sont. Je vous ai donné un bel hôtel, une belle terre, un million de rentes pour jouir de tout cela : et vous vivez comme une bourgeoise de la rue Saint-Denis. Recevez, et recevez d'autres têtes que vos C... et vos Cl... de ....»

Ma mère et mes oncles m'ont assuré mille fois que Napoléon n'a eu dans son enfance aucun des caractères singuliers que le merveilleux lui prête. Il se portait bien, et était même, jusqu'au moment où il vint en France, ce qu'on appelle un gros et beau garçon; enfin, il était ce que sont tous les

enfans.

Peut-être cependant existait-il dans le caractère de Napoléon enfant quelques-unes de ces nuances délicates qui font pressentir l'homme extraordinaire. Mais qu'il ait fait deviner le géant qui devait un jour sortir de cette enveloppe, non, cela n'est pas. Madame Bonaparte avait amené avec elle en France une bonne, une de ces servantes-maitresses, comme il y en a tant dans nos

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