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Au milieu de cette foule d'événemens, d'incidens répétés; actrice moi-même dans ces scènes agitées d'un monde fabuleux de merveilles et d'horreurs, j'ai dû chercher à en conserver le souvenir, et je l'ai fait. Tout en redressant de graves erreurs commises par les auteurs de mémoires contemporains, je déroulerai de longues pages, qui peut-être inspireront un vif intérêt. Car, dans le moment où nous sommes, quel est le regard français qui n'est pas humide en cherchant à percer le nuage qui s'élève entre lui et trente années?

Oui, j'ai vu ces époques fameuses! J'étais bien jeune alors; et cependant tout s'est gravé ineffaçablement dans mon esprit. La gravité des événemens dont dépend le sort d'une grande nation a un caractère solennel qui a peut-être influé sur la manière dont je les ai considérés. Je pense qu'à cet égard il en est de même de toutes les femmes de mon âge: nous n'avons eu ni enfance ni adolescence. Quant à moi, du moins, je ne me rappelle aucune de ces joies de la toute première jeunesse, de cette insouciance qui frappe la douleur de léthargie, et donne à ce temps de la vie une couleur qui, à la vérité, s'efface pour ne jamais reparaître, mais en laissant des impressions impérissables, A peine ma jeune intelligence fut

elle développée, que je dus l'appliquer tout entière à veiller sur un mot, sur un geste; car alors qui pouvait se dire à l'abri de la plus légère investigation? Les jeux, cette seconde vie de l'enfance, les jeux y étaient eux-mêmes soumis; et je n'oublierai jamais qu'à Toulouse une visite domiciliaire eut lieu dans notre maison, que mon père fut au moment d'être arrêté, parce que, en jouant à La Tour, prends garde! j'avais dit à un enfant de cinq ans: « Toi, tu seras monsieur le dauphin.»

Il existait un danger continuel dans lequel il fallait vivre, et qui imposait à tous les individus l'obligation non-seulement de veiller sur soi, mais encore d'observer les autres. Cette méfiance était forcée, car la partie était sérieuse, et pour la plupart des joueurs leur tête était l'enjeu. Il résultait de cette crainte quotidienne que rien n'était indifférent pour ceux qui entouraient un chef de famille, et l'enfant de dix ans devenait observateur.

Ce fut au milieu de cette tourmente que s'écoulèrent mes plus jeunes années. Mais enfin les périls personnels s'éloignèrent; on respira. On put former et exécuter des projets; l'éducation reprit son cours; la mère de famille cessa de trembler pour le père de ses enfans, et put leur consacrer ses soins.

La nature m'a donné une assez grande force d'âme. A l'époque dont je parle, les malheurs de la France étaient à leur plus haut point. Je n'étais plus une enfant, et j'adorais mon pays. Les impressions que je reçus alors sont peut-être les plus fortes que j'aie jamais ressenties. Jusque là mon œil et mon oreille avaient été attentifs. Mon âme y passa tout entière. Je suivais, j'écoutais tout avec avidité. La manière dont j'avais été élevée contribuait sans doute à développer cette force active, qui cherchait à se nourrir. Mes études ont été très-fortes dès mon enfance. Mon père, qui m'aimait avec une extrême tendresse et qui avait jugé mon caractère, ne voulut pas que je fusse élevée loin de la maison paternelle. Lui-même s'occupa de mon éducation. Par ses soins, je reçus une nourriture morale plus substantielle que l'enfance ne la supporte ordinairement. Mes études furent celles d'un homme. Mon frère, qui de toutes manières remplaça mon pauvre père près de moi, continua le même mode d'enseignement; et je ne fléchis pas sous le faix.

On a beaucoup dit que la révolution avait détruit tout principe, et que l'éducation en avait immensément souffert. Cette assertion est fausse. L'éducation des bonnes manières, voilà celle qui a reçu une atteinte tellement profonde que jamais

ellen en guérira. Cela est facheux:l'absence decette courtoisie, de cette urbanité qui faisait renommer la France comme la plus polie entre les mations, est peut-être en effet un obstacle aux relations intimes qui unissent entre elles les différentes parties de la société. Je vois done la perte de ceite fleur de politesse exquise que nous possédions, et que nous n'avons plus, hélas! comme une chose plus sérieuse qu'une futile exigence de cérémonial. L'impolitesse, l'impertinence même l'ont remplacée, sans que la franchise, la générosité les fassent pardonner.

D'un autre côté, l'éducation a beaucoup gagné au changement total qui s'est opéré dans toutes ses parties. Sans doute, la tourmente révolutionnaire mit obstacle pendant 93 et 94, aux soins de l'éducation privée : tout était bouleversé. Quant à moi, j'ai toujours trouvé dans ma famille même les plus excellens maîtres, et je ne dois pas me plaindre, Mais il faut que je convienne que sous le rapport si essentiel de la religion, on éprouvait de véritables privations. Tout ce qui était élevé dans des pensions souffrait à cet égard; mais cette souffrance fut courte. Les parens, d'ailleurs (et je parle ici de la grande masse), donnaient eux-mêmes Jes premières notions religieuses à leurs enfans.

Quant à la jeunesse en général, si pendant une

courte époque elle fut privée de ses universités, de ses grands colléges, il est notoire qu'il lui était ouvert une carrière bien autrement féconde dans ses résultats que l'enseignement gothique et routinier que suivaient les frères minimes dans les écoles. Dans ces temps de troubles et de malheurs, continuellement aux prises avec un danger permanent, souvent obligée de braver la mort, la proscription, de supporter la misère, dans un âge qui lui-même est l'objet des plus tendres soins, contrainte à une prudence dont bien souvent dépendait la vie de tout ce qui lui était cher, la jeune génération d'alors recevait, du spectacle imposant et terrible qu'elle avait sous les yeux, les leçons les plus instructives. Les femmes y acquéraient une prudence de conduite, un esprit d'observation qui n'étaient plus de la ruse. Elles avaient la preuve que des talens réels, une instruction positive devenaient doublement utiles, car ils donnaient du pain. Les hommes y puisaient, avec la haine de l'oppression, cet amour de la gloire, ce mépris de la mort, qui les rendaient invincibles; ils y prenaient une connaissance entière de leurs droits et de ceux de la patrie. C'est avec ces hommes-là que Bonaparte a conquis l'Italie; c'est avec eux qu'il est allé remuer la vieille Egypte. C'est encore l'un d'eux qui commandait

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