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provinces. Cette femme, qui se nommait Saveria, était curieuse à entendre sur cette famille qu'elle avait élevée, dont elle connaissait l'intérieur, et dont chaque membre occupait un trône; elle racontait une foule de choses qui devenaient anecdotiques. J'aimais fort à causer avec elle lorsque j'allais à Pont-sur-Seine, faire mon service. J'avais remarqué qu'elle aimait moins quelques enfans de la famille que les autres; j'avais fait cette remarque, je lui en demandai l'explication. Comme j'ignore si elle est morte, je ne veux pas ne veux pas l'exposer, à son âge, lorsqu'elle va peut-être bientôt dépendre de personnes qui pourraient se rappeler une préférence ou une exclusion qui les blesseraient, à voir son existence compromise par mon indiscrétion. Tout ce que je puis'dire, c'est qu'elle adorait l'empereur et Lucien. Elle me parlait un jour de plusieurs petites scènes de l'enfance de l'empereur, qui n'est demeuré en Corse que jusqu'à l'âge de neuf ans ; et à propos de l'une de ces scènes où il avait eu le fouet, Savéria me confirmait une chose que m'avait assurée ma mère : c'est que Napoléon, lorsqu'il était grondé, ne pleurait presque jamais. En Corse les enfans sont battus dans toutes les classes. Battre sa femme est là, comme ailleurs, le type de la grossièreté; mais battre son enfant, c'est la chose la plus simple. Lorsqu'il arri

vait à Napoléon d'être battu, quelquefois la douleur lui arrachait une larme, mais cela durait peu, et lorsqu'il n'avait pas tort il ne voulait rien dire pour obtenir sa grâce. Voici à cet égard une anec dote que je tiens de lui-même : il me l'a racontée pour me donner un exemple de modération.

Il fut un jour accusé par une de ses sœurs d'avoir mangé une grande corbeille de raisins, de figues et decédrats; ces fruits venaient d'un jardin de l'oncle le chanoine. Or il faut avoir vécu dans l'intérieur de la famille Bonaparte pour comprendre la grandeur du méfait d'avoir mangé des fruits de la vigne de l'oncle le chanoine : c'était bien plus criminel que d'avoir mangé des raisins et des figues d'un autre. Enfin, grand interrogatoire; et comme Napoléon niait, il fut fouetté. On lui dit de demander grâce; que, s'il le faisait de bonne volonté, on lui pardonnerait. Il avait beau dire qu'il était innocent, on ne le croyait pas, et le pauvre petit postérieur était abîmé de coups. Je crois me rappeler qu'il nous dit que sa mère était en ce moment-là en visite chez M. de Marbeuf ou chez quelque autre ami. Le résultat de son obstination fut d'être trois jours entiers sans manger autre chose qu'un peu de pain avec du fromage qui n'était pas du broccio : néanmoins Fromage fort aimé en Corse.

il ne pleura pas; il était triste, mais non pas boudeur. Enfin le quatrième jour une petite amie de Marianne Buonaparte revint de la vigne de son père, et, ayant appris ce qui s'était passé, alla s'accuser et dire que c'était elle et Marianne quiavaient expédié la corbeille de figues et de raisins. Ce fut le tour de Marianne d'être punie. On demanda à Napoléon pour quelle raison il n'avait pas dénoncé sa sœur ; il répondit qu'il ne savait pas que ce fût elle qui était coupable; cependant qu'il s'en doutait, mais que, en considération de la petite amie, qui n'avait pas trempé dans le mensonge, il n'aurait rien dit. Ceci est fort remarquable; il n'avait pas sept ans à cette époque.

Ce fait, qui serait tout ordinaire dans un autre enfant, m'a paru digne d'être placé parmi des souvenirs qui se rattachent à toute la vie de Napoléon. Il me semble qu'il y a déjà quelque chose de l'homme. Une particularité assez curieuse à y ajouter, c'est que Napoléon ne l'a jamais oubliée. J'en ai eu la preuve en 1801, à une fête que madame Bacciochi (autrefois Marianne) donna à Neuilly, où elle était établie avec Lucien, alors ministre de l'intérieur. On joua ce soir-là Alzire, et, je crois, le Florentin. La petite pièce alla assez bien: mais la tragédie!.. la tragédie!.. Je vivrai bien vieille avant d'en perdre le souvenir.

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Napoléon, me disait Savéria, n'a jamais été un joli enfant, comme l'était Joseph, par exemple sa tête avait toujours été trop grosse pour son corps, défaut commun dans la famille Bonaparte. Cette sorte de difformité donne ordinairement de celui qui l'a reçue, l'idée d'une forte prééminence sur les autres. Ici la chose s'est trouvée justifiée', et pourtant il n'en faudrait rien conclure à l'avantage des grosses têtes ni au désavantage des petites. Quia eu une plus petite tête que Voltaire? Eb bien! j'ai une armée de neveux et de nièces avec des tètes de Goliath sur des corps de pygmées; cependant il n'en résulte pas autre chose qu'une grosse tête sur un petit corps.

Ce que Napoléon avait de charmant lorsqu'il devint jeune homme, c'était son regard, et surtout l'expression douce qu'il savait lui donner dans un moment de bienveillance. A la vérité, l'orage était affreux; et quelque aguerrie que je fusse, jamais je n'ai regardé cette physionomie admirable, même dans la colère, lorsqu'elle en était animée, sans éprouver un frisson; son sourire était également captivant, comme le mouvement dédaigneux de sa bouche vous faisait trembler. Mais tout cela, mais le front qui devait porter les couronnes d'un monde; ces mains dont la plus coquette des femmes se serait enor

gueillie, et dont la peau blanche et douce rccouvrait des muscles d'acier, des os de diamant; tout cela ne se distinguait pas dans l'enfant et ne se fit présumer que dans le jeune homme adolescent. Savéria me disait avec vérité que de tous les enfans de la signora Lætitia, l'empereur était celui qui le dernier aurait donné l'idée d'une fortune inespérée.

Savéria m'aimait assez. Je me sers de cette expression parce qu'elle détestait, qu'elle exécrait la France. Ces mots ont peut-être une apparente exagération, mais ils sont justes. Savéria n'aimait pas la France; or, lorsqu'un Corse éprouve un sentiment de haine ou d'amour, ne mesurez pas ses affections d'après les affections ordinaires des autres hommes. Quelquefois j'ai vu Savéria pleurer à sanglots en m'entendant lui déclamer cette belle ode sur l'Italie où se trouvent ces vers:

O Italia; Italia,

O sia men bella; o al men piu forte !

Savéria avait connu ma mère; mais ma mère était Grecque, elle n'était pas Corse! C'était une ennemie, disait-elle. - Mais, Savéria, ce sont ceux de Vico et de Niolo qui sont venus brûler nos champs et nos maisons!... Vos maisons! vos champs! Et à qui les aviez-vous payés? - Au

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