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pour aller à l'échafaud. C'est ma mère qui m'a appris à errer sans crainte par la pensée autour de ces chaumières où jamais on ne pardonne, il est vrai, le meurtre d'un père, d'un frère ou d'un mari, mais où le criminel lui-même est sacré s'il invoque l'hospitalité, mais où l'on donne sa propre vie pour défendre celle de son hôte, s'il est attaqué sous son toit. Dans notre orgueil civilisé nous regardons ces hommes de bien haut; nous les nommons même assassins, bandits!... et pourquoi? Parce qu'ils se vengent sans revêtir leur action d'une robe rouge et d'une formule légale. Le hideux spectacle de la vue du sang n'est pas dérobé, il est là dans toute sa laideur; et voilà donc pourquoi. Car enfin n'est-il au fait qu'une façon d'assassiner? Le cœur n'offre-t-il qu'une voie pour parvenir aux sources de la vie? Non, non! notre exquise éducation nous a montré plusieurs chemins à suivre pour arriver à un but meurtrier. En ruinant une existence quelquefois d'un mot; en mettant à mort le sort de toute une famille par les coups d'un stylet bien autrement aigu que celui de l'insulaire; en frappant avec cette arme forgée par la calomnie et l'envie, la vieillesse, la jeunesse, les femmes et surtout le malheur, nous nous croyons en droit de repousser le nom d'assassin que nous donnons

au montagnard sur qui nous n'avons cependant d'autre avantage que de donner la mort en souriant. Eh! qu'importe à la jeune fille injustement déshonorée; à l'homme de bien qui voit sa vertu ternie; à la mère de famille, faible femme dont le bras ne peut venger une noble mémoire injustement attaquée, qui voit l'existence de ses orphelins brisée et renversée; que leur importe, à toutes ces victimes, que leur importe le sourire dé la bouche calomniatrice qui a répandu le venin qui les tue!... C'est une offense de plus.

« Je suis ton ennemi, dit le Corse. Maintenant, tu le sais. Prends garde à toi!... »

Me voilà encore dans mes courses vagabondes; pour aller avec Savéria dans les longues galeries du château de Pont, pour errer avec les chevriers corses sur leurs montagnes, j'ai quitté ma mère et je l'ai laissée se rendant à Ajaccio: nous allons l'y retrouver toujours aussi gracieuse, aussi aimable, et avec deux enfans beaux comme elle.

C'est pendant ce séjour que ma mère a revu son amie et ses enfans: mais Napoléon était alors en France. Ma mère, en y retournant, promit tous ses bons offices pour le jeune Corse, s'il avait besoin d'amis à une aussi grande distance de sa famille. J'ignore ce qui avait produit un léger refroidissement entre M. Charles Bonaparte et la

famille de ma mère; ceci est trop confus dans mes idées pour que je m'y arrête davantage : la chose est, d'ailleurs, de si peu d'importance que je ne présume pas qu'on m'en veuille de ne la pas approfondir.

La guerre d'Amérique étant terminée, mon père, revenu dans sa patrie et quoique bien jeune encore, acheta une charge de receveur des finances. Les devoirs de cette charge le fixèrent momentanément à Montpellier; un événement ordinairement fort simple, mais auquel des circonstances malheureuses faillirent donner une issue sinistre, l'y retint avec ma mère bien au delà du terme qu'il s'était fixé.

Ma mère était grosse de moi; sa grossesse avait été des plus heureuses, et tout faisait présumer que cette couche, qui était sa cinquième, aurait le plus heureux terme.

Le 6 novembre, ma mère, après avoir soupé chez madame de Moncan, femme du commandant en second de la province, rentre chez elle trèsbien portante; elle avait bien soupé et était de la plus belle humeur; elle se couche (il était une heure): à deux heures elle était accouchée d'une grosse fille; elle s'endort dans le calme le plus complet. Le lendemain, 7 novembre, à huit heures du matin, elle était entièrement perclue

du côté droit et en partie du côté gauche. C'est en vain que la faculté de médecine de Montpellier, alors la ville de l'Europe la plus justement renommée pour sa science, entoure son lit de douleurs des soins les plus assidus: on ne peut ni soulager son mal ni même en deviner la cause. Pendant trois mois ma pauvre mère est à l'agonie, sa voix est éteinte à force de crier. Enfin elle est guérie.... et par qui? par quel moyen? Par le plus simple de tous; et sa guérison n'en est que plus merveilleuse.

Un paysan, qui apportait des fruits et des légumes à l'hôtel, entend un jour des cris déchirans; il voit des femmes qui pleurent, une consternation générale. Il s'informe; on lui dit l'état de ma pauvre mère; il demande à être conduit auprès de mon père. «Je ne veux aucune récompense, dit-il; mais d'après ce que je sais de vos domestiques, je crois savoir ce qu'a votre femme; et si vous le voulez, je la guéris en huit jours. »>

Mon père, qui commençait à perdre toute espérance, à qui les médecins n'avaient pas dissimulé le matin même, que ma mère était dans le plus grand danger, était en ce moment livré à un profond désespoir. Tout ce qui pouvait, dans cette heure d'angoisse, lui offrir la plus faible chance

favorable, il s'y cramponnait, pour ainsi dire, avec la force que donne le délire.

Quel effet produit ton remède?» demanda-t-il au paysan.

Le paysan s'explique.-«C'est un topique: ainsi nul danger pour les sources de la vie.» Mais, d'après ce qu'il dit lui-même, les souffrances qu'il donnait étaient atroces.

Mon père mande les médecins qui soignent infructueusement ma mère depuis trois mois. Tous ont du talent, tous sont pleins de raison et d'esprit. «La nature est immense dans les bienfaits, dit M. Barthès. Que savons-nous de ce qu'elle réserve à la main de cet homme ? Laissons-le agir. »

On demande à ma pauvre mère si elle veut se résigner à un surcroît de supplice. Elle consent à tout; elle avait fait le sacrifice de sa vie.

Le paysan demande à retourner chez lui; son village est voisin; il promet d'être de retour le lendemain dans la matinée. Mon père frémit en apprenant que cet homme est de Saint-Gilles'; mais il paraît sensé. Tous ses préparatifs se font avec une sorte de méthode; il pétrit cinq pains

• Village près de Montpellier, célèbre en ce que la folie y est, pour ainsi dire, indigène; dans la plupart des maisons il y a la chambre du fou.

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