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ronds; la pâte est composée par lui: voilà son secret, il est simple. Ce sont des herbes qu'il cueille lui-même, qu'il fait bouillir, et avec cette décoction qu'il augmente avec beaucoup de bière forte, de la farine de maïs, il fait une pâte sans levain, fait cuire ses pains, les sort du four, et, sans les laisser refroidir, il les coupe en deux et les applique sur la partie malade. Ma mère m'a dit souvent que l'on pouvait, par le pouvoir de la parole, faire partager une sensation. « Mais ici, disait-elle, c'est impossible; »et je la voyais pâlir à ce seul souvenir. Combien elle avait dû souffrir!

Pendant huit jours cette horrible question fut renouvelée; au bout de ce temps, les douleurs avaient cessé; les membres avaient repris leur mouvement, leur élasticité; et un mois après l'entrée du bon paysan dans notre maison, ma mère était sur son balcon, appuyée sur le bras de mon père, regardant autour d'elle avec cette joie pure qu'on ressent toujours après un nouveau bail passé avec la vie, quelque peu qu'elle vaille et qu'on la prise.

Une particularité singulière, c'est l'oubli total dans lequel elle était tombée de sa grossesse et de son accouchement. Mon père l'avait remarqué avec douleur, sans en pénétrer la cause véritable. Il croyait que les douleurs horribles produites par

cette couche avaient inspiré à ma mère de l'aversion pour l'enfant dont elle était accouchée. Cet enfant, c'était moi. Dès que mon père crut s'apercevoir que ma mère par son silence absolu m'exilait d'auprès d'elle, il donna les ordres les plus rigoureux pour que la nourrice se tînt à l'autre extrémité de l'hôtel. C'était sa tendresse pour toutes deux qui lui dictait cette conduite. Ma mère était trop malade encore pour qu'il l'irritât en la raisonnant sur une aberration d'esprit, et il me ménageait un retour près d'elle. «Pauvre petite! disait-il en m'embrassant avec tendresse et avec larmes; pauvre petite!»

Il y avait quatre mois que ma mère était accouchée. On était aux premiers jours de mars. L'air était embaumé de ces profusions de parfums causés par les émanations des plantes printanières, qui dans le midi ont une odeur plus enivrante. Mą mère était sur son balcon, respirant la vie et ouissant doublement d'y rentrer à cette délicieuse époque de l'année. Sa vue se portait au loin, puis revenait; elle fixait tous les objets, elle regardait doucement, elle parlait doucement, elle trouvait une sorte de volupté à exercer sa vie et ses facultés; à demi couchée sur l'épaule de mon père qui la soutenait dans ses bras, elle l'écoutait lui dire à demi-voix tous les projets qu'il formait

pour qu'elle passât un été qui la dédommageât de tout ce qu'elle venait de souffrir. Ils devaient aller à Bagnères. Tout à coup il la sent trembler violemment; elle pousse un cri, et d'une main saisissant le bras de mon père, de l'autre elle lui montre un enfant qu'une nourrice porte sur ses bras; elle ne le connaît pas, elle ne sait pas si c'est le sien: mais toute son âme a été frappée, elle ne peut que dire : « Charles ! mon enfant! j'ai un enfant, n'est-ce pas ? où est-il? où est mon enfant? est-ce lui? et elle montrait d'une main tremblante la nourrice inconnue qui s'éloignait.

Mon frère m'a souvent raconté cette scène. Il avait seize ans alors; il etait mon parrain, et me portait déjà cette tendresse active qui a fait retrouver en lui un père à l'orpheline. Il me disait que rien ne peut peindre le délire de joie de ma mère en embrassant un bel enfant de cinq mois, frais, bien portant, plein de vie, la regardant avec un œil de feu et lui faisant seulement le chagrin de la repousser et de tendre les bras à son père. Comme le cœur est insatiable! Il n'y avait pas une heure que ma mère avait retrouvé sa fille, et déjà elle pleurait à sanglots de ce que je la repoussais pour aller avec mon père. Elle ne raisonnait pas ce mouvement tout naturel en moi; elle était la plus tendre, la plus passionnée des mères; accou

tumée à donner ses soins à ses enfans, à recevoir leurs caresses, son cœur ressentait avec amertume le contre-coup du petit bras blanc et potelé qui la tapait très-fortement pour aller s'accrocher aux jabots, aux manchettes de dentelle de mon frère et de mon père. Mais la connaissance fut bientôt faite. Mon berceau fut établi à côté du lit de ma mère; la nourrice coucha dans un cabinet voisin; et ma mère, me serrant dans ses bras, lorsque je m'éveillais tous les matins, me disait : « Omon enfant, comme je dois t'aimer pour réparer ces cinq mois d'exil du cœur maternel!, Bonne mère ! elle a bien tenu parole!

Ce n'est pas une chose fort rare, m'a-t-on dit, que cet oubli d'une couche qui n'avait duré que vingt-cinq minutes, et à laquelle avait succédé une souffrance frénétique. Baudeloque, à qui j'en ai parlé, a été témoin de faits plus étonnans encore. Il a vu des femmes accouchant en quelques minutes et le lait leur monter à la tête à l'instant, passer ainsi une éponge sur ce moment de maternité, mais à un tel point que le raisonnement seul a rendu la mère à son enfant. D'autres exemples sont plus terribles; on a vu l'injustice subsister après la guérison, et la femme ne pas pardonner les douleurs de la mère.

CHAPITRE IV.

Le salon de ma mère. Le comte de Périgord. - La duchesse de Mailly et le prince de Chalais. Louis XV et la comtesse de Périgord. La duchesse de Mailly et la princesse de Lamballe. — Bonaparte nouveau débarqué. Projet de mémoire, par Bonaparte à l'école militaire.Caractère de Bonaparte jeune homme. Le premier logement de Bonaparte à Paris. — Portrait de ma tante.

Nous vinmes à Paris en 1785. Ma mère ne pouvait s'accoutumer à la vie de province, quelque agréable qu'elle fût; mon père désirait également revoir Paris. Depuis long-temps il voulait acheter une charge de fermier-général. M. Rougeau se disposait déjà à cette époque à vendre la sienne; des amis communs entamèrent la négociation, et mon père se détermina à venir la suivre lui-même. Ces différentes considérations déterminèrent notre voyage, qui eut lieu au plus tôt.

Mon père voulut recevoir, et prit un jour dans

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