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la semaine pour donner à dîner, comme cela se faisait à cette époque. Ma mère avait tout ce qu'il fallait pour faire une agréable maîtresse de maison; on l'aimait parce qu'elle était bonne et franche, et elle plaisait parce qu'elle joignait à une rare beauté de la grâce, de la finesse, et un esprit naturel au dessus de toutes choses; cependant son ignorance était extrême: elle disait encore la dernière année de sa vie, qu'elle n'avait jamais lu qu'un seul livre; c'était Télémaque. Eh bien! il était impossible de quitter sans regret la conversation qu'on avait avec elle. J'ai vu des poëtes, des hommes de lettres distingués, demeurer sous le charme, non pas de sa figure, mais de son amabilité! Elle racontait surtout avec la plus piquante originalité. Mon frère et moi nous nous surprenions quelquefois à l'écouter jusqu'à trois heures du matin. Mais ce qu'elle possédait éminemment, c'était l'art si difficile de tenir son salon'; c'était en elle une chose indépendante de ses autres agrémens. Elle l'eût fait de même étant vieille et laide. N'ai-je pas vu ce salon rempli de monde à une époque où les souffrances qu'elle éprouvait auraient éloigné de toute autre? Beau

▲ Ce mot tenir son salon, vient de l'empereur. Il ne disait jamais autrement.

coup de femmes croient que pour recevoir, il ne s'agit que d'arranger un appartement d'une façon bien élégante, de faire la révérence en souriant à chaque personne qui entre ou qui sort, et de donner le coup de cloche pour le genre de conversation qui dominera dans la soirée; ce n'est pas cela du tout. De cette manière on recevra, on aura peut-être du monde; mais on aura une maison ennuyeuse à mourir. Il faut, pour en avoir une agréable, que la dame du logis soit la prêtresse, mais la prêtresse invisible du temple; qu'elle établisse chez elle une entière liberté, et que jamais cette liberté ne dégénère en licence. Il faut que chacun fasse ce que bon lui semble, et pour qu'il n'en résulte aucun inconvénient, elle ne doit admettre chez elle que des personnes qu'elle sait incapables d'en abuser. Mais un écueil qu'une maîtresse de maison doit éviter comme un fléau maudit, comme le symbole de tout épou vantail, c'est de faire de son salon un bureau d'esprit. J'en ai vu des effets effrayans: c'est le

mot.

Parmi les amis que ma mère avait faits à Montpellier, il en était un qu'elle retrouvait à Paris, ainsi que sa famille, avec un vrai bonheur; c'était le comte de Périgord, oncle de M. de Talleyrand et frère de l'archevêque de Reims, Il était

gouverneur des états de Languedoc, cordon bleu, aussi grand seigneur qu'on pouvait l'être, et avec cela le plus vertueux, le plus digne des hommes. Mes parens l'avaient connu à Montpellier pendant sa présidence des états, et l'amitié qui se forma entre eux et lui n'a eu de terme que la vie. Ses enfans, la duchesse de Mailly et le prince de Chalais, partageaient ce sentiment, et en donnèrent des preuves à ma mère après la mort de leur père comme pendant sa vie.

J'ai gardé le plus vivant souvenir de M. le comte de Périgord; il était si excellent pour moi! les enfans sont reconnaissans de l'attention dont on les honore. Le comte de Périgord m'apportait quelquefois de très-riches joujous dont j'ignorais le prix, et qui ne me l'auraient pas fait aimer davantage que beaucoup de commensaux de notre maison, qui se croyaient obligés de me faire les mêmes offrandes; aussi n'était-ce pas cela qui me le faisait aimer. C'était cette occupation de moi, ce soin de relever ce que je disais de bien, de m'épargner uneréprimande; enfin il était bon pour moi, et je l'aimais. Son souvenir m'est aussi présent, j'en suis sûre, qu'il peut l'être à son fils. Je crois le voir lorsqu'il entrait dans ce vaste et long salon de l'hôtel que nous occupions quai Conti. Avec la démarche douteuse que lui donnait son pied-bot, il s'avan

çait lentement en me tenant par la main; car à peine le valet de chambre avait-il prononcé son nom que j'étais à ses côtés. Rien ne l'impatientait de moi; au contraire, il provoquait ma jaserie, me faisait répéter mes fables, me montrait de l'amitié enfin: aussi, je le répète, je l'aimais et je l'ai vivement regretté.

Sa femme, madame la comtesse de Périgord, avait été distinguée par Louis XV. Ce honteux honneur ne pouvait convenir à un cœur vertueux et à une âme élevée qui ne voyait dans cette distinction qu'une insulte. Elle s'éloigna doucement de la cour avant que le roi lui eût fait l'affront de la nommer sa favorite. Quand elle y revint, Louis XV avait fait un autre choix, et la vertu de madame de Périgord était le seul souvenir qui lui en restât; tant il est vrai que la vertu impose toujours au vice. Son ascendant n'est pas illusoire; il ne l'est pas plus qu'elle-même.

Ce souvenir fut si puissant sur le roi qu'il donna å la comtesse de Périgord un crédit que nul autre ne balança jamais. C'est elle qui fit la fortune de sa famille.

Sa fille, madame la duchesse de Mailly, qui avait été dame d'atours, mais bien plus encore l'amie de Marie-Antoinette, mourut jeune. L'attachement de la reine pour elle était extrêmement ten

dre; elle ne l'appelait que ma grande1. Cependant, malgré ce grand attachement, madame de Mailly fut blessée et assez vivement dans sa propré affection. C'était l'aurore de la faveur de la princesse de Lamballe. Plusieurs circonstances allèrent droit au cœur de madame de Mailly. Une souveraine n'est pas une amie comme une autre; elle doit avoir la main bien légère et la parole bien mesurée pour manier un cœur qui l'aime et frapper son oreille. Madame la duchesse de Mailly était d'ailleurs souffrante; elle donna sa démission.

Son frère, le prince de Chalais, père de celui d'aujourd'hui, long-temps connu sous le nom d'Elie de Périgord, était un grand seigneur dans l'acception la plus littérale du mot. C'était un de ces hommes à vertu rigide, exact observateur de tout ce qui tenait à son rang. Malgré sa jeunesse, on le remarquait à la cour de Louis XVI pour ce que je viens de signaler. A son retour de l'émigration, lorsque je le vis chez ma mère, je cherchai d'abord si ce que j'en avais entendu dire était vrai; je fus quelque temps à le reconnaître, mais à travers la simplicité de ma

*La duchesse de Mailly était en effet de la plus grande taille: elle avait, je crois, cinq pieds quatre pouces, sans talon.

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