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nières que commandaient les circonstances, je retrouvai bientôt tout ce qu'on m'avait signalé. Cet excès de considération, au reste, dont il voulait entourer le gentilhomme français, n'avait qu'une noble source et un noble but, et il l'atteignait pleinement: c'était d'inspirer une considération générale.

Le comteAd...t, le plus jeune des enfans du comte de Périgord, avait une étrange manie qui mettait son père au désespoir, lui le plus simple, le plus naturel des hommes. Dans un voyage en Angleterre, il avait pris une telle passion pour tout ce qui était anglais, que, revenu en France, il futimpossible de le déterminer à se servir d'une voiture, d'un cheval, d'une selle, d'une bride, d'une cravache, si tout cela ne venait pas d'Angleterre. C'était au point qu'il ne voulait avoir autour de lui que des domestiques anglais, et le soir en sortant du spectacle où tout le monde le connaissait pour le fils du comte de Périgord, il criait en mauvais anglais à ses gens: Perigord-house.

Le comte de Périgord prévit de bonne heure les malheurs du roi, et conséquemment ceux de la France. Il n'était pas partisan de l'émigration, et disait que la place des gens de sa sorte étaient toujours près du trône; en temps de paix pour l'honorer, en temps de troubles pour le défendre.

Aussi la mode de Worms et de Coblentz ne le séduisit-elle pas. Le malheureux faillit à être victime de sa résolution.

En arrivant à Paris, le premier soin de ma mère fut de s'informer de Napoléon Bonaparte. Il était alors à l'Ecole militaire de Paris, ayant quitté celle de Brienne depuis le mois de septembre de l'année précédente. Mon oncle Démétrius lui en parla; il l'avait rencontré le jour de son arrivée au moment où il venait de sortir du coche. « Et en vérité, dit mon oncle, il avait bien l'air d'un nouveau débarqué. Je le rencontrai au Palais-Royal, où il bayait aux corneilles, regardant de tous côtés, le nez en l'air, et bien de la tournure de ceux que les filous dévalisent sur la mine s'il avait eu quelque chose à prendre.» Mon oncle lui demanda où il dinait, et, comme il n'avait pas d'engagement, il l'emmena dîner chez lui; car, bien que mon oncle fût encore garçon à cette époque, il ne serait pas entré chez un traiteur (tel était alors le nom qu'ils avaient; celui de restaurateur n'est venu que plusieurs années après). Il dit à ma mère qu'elle trouverait Napoléon assez morose. Je crains, ajouta mon oncle, que ce jeune homme n'ait plus de vanité qu'il nelui convient d'en avoir dans la position où il est. Lorsqu'il vient me voir, il déclame fortement contre le luxe des jeunes gens de l'Ecole militaire. Il est

venu, il y a quelque temps, me parler de Mania, de l'éducation actuelle des jeunes Maniotes; du rapport qu'elle a avec l'ancienne éducation spartiate, et tout cela pour mettre, m'a-t-il dit, dans un mémoire qu'il veut faire pour le présenter au ministre de la guerre. Tout cela ne servira qu'à le faire prendre en grippe par ses camarades, et peut-être même à lui valoir quelque coup d'épée. »

Peu de jours après ma mère vit Napoléon, et cette disposition à l'humeur était en effet des plus fortes. Il souffrait peu d'observations, même dans son intérêt, et je suis persuadée que c'est à cette excessive irritabilité qu'il ne pouvait contraindre qu'il doit la réputation, qu'il a conservée long-temps, d'une enfance et d'une jeunesse sombres et atrabilaires.

Mon père, qui connaissait une grande partie de ses chefs, le fit sortir quelquefois pour le distraire. On prit pour prétexte un accident, une entorse (je ne me rappelle plus trop bien le motif que l'on donna), et Napoléon passa toute une semaine dans notre maison. Lorsque encore aujourd'hui je passe sur le quai Conti, je ne puis m'empêcher de regarder une mansarde, à l'angle gauche de la maison, au troisième étage. C'est là que logeait Napoléon toutes les fois qu'il venait chez mes parens. Cette petite chambre était fort jolie. A côté se trouvait celle de mon frère.

Les deux jeunes gens étaient presque du même âge; mon frère avait peut-être un an ou quinze mois de plus. Ma mère lui avait recommandé de se lier avec le jeune Bonaparte; mais après plusieurs tentatives, mon frère témoigna combien il lui était pénible de ne trouver qu'une stérile politesse la où devait être de l'affection, et cette répulsion lui était presque offensante. Elle devait surtout l'être pour mon frère, qui était non-seulement aimé pour la douceur de son caractère, l'aménité, la bonne grâce de ses manières, mais recherché dans les sociétés les plus distinguées de Paris pour ses talens et son esprit. Il s'était même aperçu d'une sorte d'àcreté, d'ironie amère, dont il avait long-temps cherché la cause. «Je crois, dit un jour Albert à ma mère, que le pauvre enfant sent vivement sa position dépendante. »

-Mais elle ne l'est pas du tout, s'écria ma mère; j'espère bien que tu ne lui as pas fait sentir qu'il n'était pas chez lui.

-Albert n'a aucun tort dans cette affaire, dit mon père qui se trouvait présent : Napoléon souffre parce qu'il a de l'orgueil; et je ne puis l'en blâmer. Il te connaît; il sait que ta famille et la sienne sont en Corse dans une égale position de fortune; il est le fils de Lætitia Bonaparte, comme Albert est le tien je crois même que vous êtes parens;

tout cela ne s'arrange pas dans sa tête, avec cette immense différence dans l'éducation qu'il reçoit comme boursier, isolé, loin des siens, privé de ces soins qu'il voit ici prodiguer à nos enfans.

-Mais c'est de l'envie, ce que tu dépeins là, dit aussitôt ma mère.

-Non, il y a loin de l'envie à ce que je crois qu'éprouve ce jeune homme; mais j'ai trop l'habitude du cœur humain pour me méprendre à ce qui est dans le sien. Il souffre, et dans ta maison peut-être plus qu'ailleurs. Tu es bonne, et tu ne comprends pas que quelquefois la bonté mal placée peut n'être pas un remède curatif. Lorsque tu voulus employer le crédit de M. de Falgueyreytes' pour faire sortir le jeune Napoléon pour plus d'un jour ou deux, je te dis que tu faisais mal: tu ne voulus pas me croire; et, dans le zèle de ton amitié pour la mère, tu mis le fils sans cesse en présence d'une position qui ne peut que lui être pénible, parce qu'il se dit : Pourquoi ma famille n'est-elle pas ainsi? -Tu m'impatientes, répondit ma mère; s'il disait cela, il serait un sot et méchant enfant.

1 Frère de M. de Rebourguilles, premier valet de chambre de Monsieur. M. de Falgueyreytes était lieutenant-colonel au régiment de Poitou et notre ami intime; il était fort aimable, et vivait encore il y a quelques années; il était âgé de 86 ans lors de sa mort.

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