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—Il ne serait ni plus sot ni plus méchant que les autres: il serait homme. Pourquoi est-il dans un état permanent de colère depuis son arrivée à Paris? pourquoi crie-t-il du haut de sa tête contre le luxe indécent (ce sont ses paroles) de tous ses camarades de l'école? Parce que leur position blesse à chaque instant la sienne. Il trouve ridicule que ces jeunes gens aient un domestique, parce qu'il n'en a pas; il trouve mauvais que l'on mange à deux services, parce que, lorsqu'il y a des pique-niques en fraude, il ne peut pas y contribuer. L'autre jour j'ai su par Dumarsay, le père de l'un de ses camarades, qu'il devait y avoir un déjeuné donné à l'un des maîtres, et chaque élève devait contribuer pour une somme vraiment trop forte pour ces enfans: en cela Napoléon a raison. Bref, je fus le voir,etje le trouvai encore plus triste que de coutume. Je me doutai pourquoi, et j'abordai le sujet en lui proposant la petite somme qu'il lui fallait il devint aussitôt très-rouge, puis sa figure reprit cette teinte d'un jaune pâle qu'il a toujours, et il me refusa.

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C'est que tu t'y seras mal pris! s'écria ma

mère. Les hommes sont toujours maladroits.

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Quand je vis que le cœur du jeune homme était aussi élevé, dit mon père sans se laisser déconcerter par la vivacité de ma mère à laquelle il

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était habitué, je fis un mensonge, et Dieu me le pardonnera sans doute. Je lui dis que, lorsque son père était mort dans nos bras à Montpellier, il m'avait remis une petite somme pour lui être donnée de cette manière dans un cas pressant pour sa convenance personnelle. Il me regarda fixement, ajouta mon père, avec un oeil si scrutateur qu'il m'intimida presque. Puisque cet argent vient de mon père, Monsieur, me dit-il, je l'accepte; mais si c'eût été à titre de prêt, je n'aurais pu le recevoir. Ma mère n'a déjà que trop de charges; je ne dois pas les augmenter par des dépenses, surtout lorsqu'elles me sont imposées par la folie stupide de mes camarades. Tu le vois donc bien, poursuivit mon père; si son orgueil est aussi facilement blessé à son école par des étrangers, que ne doit-il pas souffrir ici, quelque tendresse que nous lui montrions? Albert n'en doit pas moins continuer ses prévenances et ses bons procédés; mais je doute qu'ils produisent pour résultat une liaison intime. >>

Un événement important eut lieu cette même année dans notre famille. Ce fut le mariage de mon oncle le prince de Comnène. Il épousa une riche héritière de Tourraine, fille unique de M. le comte de Boucherville, officier de la marine royale. La présentation eut lieu avec toutes les formes

voulues par l'étiquette et l'élégance du temps. Les révérences furent enseignées par Vestris; la coiffure fut faite par Léonard, l'habit par mademoiselle Bertin, et les diamans montés par Bapst et Mesnier.

Ma tante eut un grand succès. Elle était fort agréable de sa personne, et, quoique petite, elle avait la tournure extrêmement noble et imposante, en même temps que son maintien et tout en elle étaient remplis de grâces. On voyait qu'elle n'oubliait jamais qu'elle était femme. Elle a toujours cette même coquetterie, si l'on peut donner ce nom à un désir d'être agréable à chacun; mais c'est en solide et non pas en misères : et elle a pour cela un talent fait exprès. C'est une extrême douceur, un esprit fin, naturel et cultivé tout ensemble, ayant la rare qualité de se proportionner à tout. C'est une bonté, une vertu inaltérables. C'est une indulgence sans bornes pour les fautes; c'est une piété angélique que nulle impiété n'ose attaquer, parce qu'elle ne blesse jamais, qu'elle est toujours égale, toujours facile. Mais le talent dans lequel elle excelle, c'est dans celui de supporter ses souffrances! Depuis vingt ans, si elle donnait l'essor à sa plainte, en n'entendrait d'elle qu'un cri continuel de douleur 1. Depuis vingt ans, son

Dans ce moment surtout elle est convalescente d'une ma

bon et noble cœur a été déchiré, abreuvé d'amertume, et l'enveloppe si frêle qui le contient accablée sous les coups réitérés de maladies qui n'avaient entre elles de différence qu'un surcroît de douleurs. Eh bien! jamais un murmure même intérieur. On le voit à l'expression admirable du regard de ses beaux yeux noirs lorsqu'ils se lèvent vers le ciel. On voit que, résignée à tout, jamais elle ne détournera la tête, quelque abondante que soit la part que Dieu ait mise dans son calice pour la lui faire partager. C'est une confiance intime et fidèle basée sur un amour entièrement accordé à Dieu et à l'Église. C'est une route frayée, une marche dans cette route qu'aucun accident, rien enfin ne peut entraver ni même déranger. Sans cesse frappée, sa tête s'est enfin courbée, mais c'est devant la croix. Chaque jour c'était l'offrande d'une nouvelle douleur. Elle vit d'abord la tombe s'ouvrir pour sa fille unique; elle lui ferma les yeux quand elle n'avait pas encore dix-huit ans. Belle, charmante, élevée par une telle mère, elle avait répondu à tous ses soins. Elle mourut. Ce coup

ladie de cinq mois de souffrances les plus aiguës et les plus insupportables. Jamais il ne lui est échappé un mot d'une impatience au delà de celle que des souffrances mortelles peuvent

donner.

était bien fort pour le premier! La plaie a cessé de saigner, mais jamais elle ne s'est cicatrisée.

Le cercle de famille fut plus resserré lorsque la place d'Irène fut vide. Les parens de ma tante l'aimaient comme elle doit être aimée; aussi ne la quittèrent-ils pas, et lorsque mon oncle rentra en France en 180o, monsieur et madame de Boucherville vinrent se fixer à Paris dans la même maison que leur fille.

La vieillesse, lorsqu'elle n'est pas égoïste, souffre beaucoup, quand elle souffre; et alors le chagrin la tue. M. de Boucherville fut frappé au cœur de la mort de sa petite-fille1. Ma tante, vaincue par cette première violence de la douleur et la fatigue de vingt nuits passées au chevet de son enfant mourante, attirait en ce moment l'attention de son mari, dont elle était adorée, et celle de sa mère, qui elle-même, petite et délicate comme une enfant de six ans, avait à peine la force de

'Je ne connaissais pas assez le caractère intime de M. de Boucherville, pour décider s'il est mort des suites du chagrin qu'il éprouva de la mort de ma cousine. Ce que je sais, c'est que l'un de nos parens a dit à mon frère qu'il était convaincu que cette mort et l'état où il avait ensuite vu ma tante, qui, à dater de ce moment, fut frappée de ce sceau de souf— france sous lequel elle gémit, avait porté un coup mortel à M. de Boucherville.

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