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supporter sa douleur ; et il fallait qu'elle consolât tout autour d'elle. En voyant ce deuil général, le vieillard ne voulut pas l'accroître par l'effusion de son chagrin. Il mourut peu de temps après. C'était un marin distingué, à l'écorce rude, à la figure sévère, mais rempli de bonté, d'honneur et de loyauté.

Sa mort renouvela des douleurs non pas oubliées, mais seulement assoupies. Encore une place vide au repas de famille! On sait ce que produit une pareille vue dans un intérieur uni? Ce qui faisait le charme de quelques heures de la journée devient un supplice qu'on ne peut éviter, Le repas du matin, celui du soir, la réunion, en hiver, autour du foyer, tout devient souvenir, et souvenir déchirant!

Ma tante eut la douloureuse distraction d'avoir sa mère à consoler. La tâche était facile, car la piété, l'inaltérable douceur de madame de Boucherville la rendait étrangère à ce monde. Quant à mon oncle, il avait une santé parfaite; il s'occupait d'un ouvrage remarquable sur le bas-empire, travaillait beaucoup, et, malgré ses soixante-douze ans, son esprit toujours vif, toujours actif, le mettait en état de donner ses soins à son ouvrage et à la littérature courante dont il s'occupait avec autant de talent que de plaisir.

J'habitais alors Versailles (septembre 1821). Je viens un jour à Paris; je dîne chez mon oncle et je le laisse en parfaite santé. Je reviens quelques jours après; il était au lit et fort malade. Je retourne le soir à Versailles, pour que ma famille ne soit pas inquiète de moi. Je reviens le lendemain, à neuf heures du matin. Mon oncle était mort à cinq heures.

Il est des douleurs qu'on ne peut peindre. Celle que j'éprouvai, en entrant ce même jour-là dans l'appartement de ma tante, est de ce genre.

Ma tante, demeurée seule avec sa mère, de ce cercle composé d'êtres si chéris, ne put supporter plus long-temps le séjour de Paris. Sa mère l'approuva. Elle acheta une terre à Mennecy, près de Corbeil et d'Essonne, et elles s'y retirèrent toutes deux.

Là, ma tante se consacra tout entière aux soins qu'exigeait la santé de sa mère. La piété de madame de Boucherville l'empêchait de murmurer, mais non pas de souffrir, et tous les coups que la mort avait frappés l'avaient atteinte. Le silence enveloppait sa peine et ne la rendait que plus amère. Elle le sentait; elle sentait le ravage intérieur qu'avaient produit tant de larmes refoulées à leur source! Elle aurait voulu vivre. Elle regardait avec effroi dans l'avenir, et l'isolement

de sa fille la pénétrait. Enfin elle mourut, et ma tante resta seule.

Je l'ai vue quelque temps après cet affreux malheur, après ce brisement du dernier lien qui l'attachait au monde; sa douleur était immense. Elle ne pleurait pas, car elle ne pouvait plus pleurer, Ses grands et beaux yeux étaient bien plus éloquens dans leur rougeur brûlante que s'ils eussent été mouillés de larmes. Elle parlait peu de sa mère alors et s'occupait même de différens détails ordinaires de la vie. Eh bien! jamais douleur ne me parut plus profonde, plus vraie et plus sacrée. Dans ce temps-là, elle était atteinte d'un mal aigu qui la saisissait spontanément au cœur. Elle devenait pâle comme une statue de marbre. Le pouls cessait de battre; on l'aurait crue morte. Au bout de quelques instans, la crispation nerveuse cessait, ou telle autre affection qui avait saisi le cœur ; la circulation reprenait son cours, et la vie revenait. Elle n'osait pas murmurer, mais que ce retour lui était amer!

Jusqu'à présent j'ai toujours dit que ma tante était demeurée seule en ce monde. Je n'ai pas parlé d'un cœur qui l'aime avec une tendresse de fille, de mère et d'amie. C'est que je pense que, quelle que soit cette tendresse, elle ne peut lui faire oublier un seul instant tout ce qu'elle a perdu;

et cependant, lorsque je descends dans mon âme et que je l'interroge sur l'affection que j'ai pour ma tante, je me dis que la personne la plus ambitieuse d'être aimée ne peut en obtenir une plus entière, une plus tendre. Si ma tante n'avait pas été ma parente, j'aurais fait de grands efforts pour être son amie. J'ai obtenu ce titre; j'en suis plus heureuse et plus fière que de tous ceux que j'ai jamais portés.

CHAPITRE V.

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Mort du père de Bonaparte dans la maison de ma mère. — Joseph Bonaparte et M. Fesch. Ma famille venant s'établir à Paris. Montpellier, détails et portraits. Les amis de mon père. — M. de Saint-Priest et M. Séguier. M. Duvidal de Montferrier et Mme de La Marlière. Une parente de madame de Provence. - Un de repas chez Robespierre. La reine à la Conciergeric et madame Richard. M. d'Aigrefeuille et Gambacérès.

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noces

APRÈS avoir, comme j'espère qu'on me le pardonnera, anticipé un peu sur les événemens, je reviens à des détails antérieurs relatifs à notre séjour à Montpellier. En rentrant un jour chez lui, mon père annonça à ma mère une assez singulière nouvelle. Il venait d'apprendre que, dans une petite auberge qu'il lui nomma, auberge assez misérable, étaient descendus trois Corses dont l'un était fort malade. Qui cela peut-il être? demanda mon père. Il faut aller t'en informer, dit aussitôt ma mère avec sa vivacité ordinaire; comment peux-tu venir m'annoncer qu'il y a dans Montpellier un de

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