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Néanmoins, quelqu'ennui d'esprit et de cœur que j'aie pu éprouver, une fois ma résolution prise, je me suis promis de n'encourir aucun des reproches que j'adresse à ces livres qui méritent bien plus le nom de pamphlets que celui de mémoires'. Je n'avais que trop de matériaux pour édifier, et nul besoin de recourir à ces anecdotes inventées sur la table même de la femme de chambre où elles sont écrites, à ces contes grossièrement imposteurs, à ces fables absurdes, à ces faits mutilés, mendiés auprès de gens tout fiers de se voir l'arbitre de noms illustres, dont ils font aussi gauchement le panégyrique que la satire.

A une époque qui s'éloigne chaque jour, dans la haute position où le sort m'avait placée, j'ai fait du bien, point de mal et beaucoup d'ingrats: cependant aucune partialité chagrine, je le dis en

n'aura d'influence sur mes jugemens relativement aux hommes et aux choses. Je ne veux

pas toutefois me donner pour meilleure que je ne suis il y a des êtres qui m'ont offensée, qui ont ajouté des épines à toutes celles que le malheur avait mises dans mon cœur, lorsque l'amitié leur faisait un devoir d'ôter celles qui me blessaient déjà à ces êtres-là je ne puis pardon

J'en excepte trois. Je les nommerai tout à l'heure; ceuxlà sont bien.

elle développée, que je dus l'appliquer tout entière à veiller sur un mot, sur un geste; car alors qui pouvait se dire à l'abri de la plus légère investigation? Les jeux, cette seconde vie de l'enfance, les jeux y étaient eux-mêmes soumis; et je n'oublierai jamais qu'à Toulouse une visite domiciliaire eut lieu dans notre maison, que mon père fut au moment d'être arrêté, parce que, en jouant à La Tour, prends garde! j'avais dit à un enfant de cinq ans: « Toi, tu seras monsieur le dauphin. »

Il existait un danger continuel dans lequel il fallait vivre, et qui imposait à tous les individus l'obligation non-seulement de veiller sur soi, mais encore d'observer les autres. Cette méfiance était forcée; car la partie était sérieuse, et pour la plupart des joueurs leur tête était l'enjeu. Il résultait de cette crainte quotidienne que rien n'était indifférent pour ceux qui entouraient un chef de famille, et l'enfant de dix ans devenait observateur..

Ce fut au milieu de cette tourmente que s'écoulèrent mes plus jeunes années. Mais enfin les périls personnels s'éloignèrent; on respira. On put former et exécuter des projets; l'éducation reprit son cours; la mère de famille cessa de trembler pour le père de ses enfans, et put leur consacrer

ses soins.

La nature m'a donné une assez grande force d'âme. A l'époque dont je parle, les malheurs de la France étaient à leur plus haut point. Je n'étais plus une enfant, et j'adorais mon pays. Les impressions que je reçus alors sont peut-être les plus fortes que j'aie jamais ressenties. Jusque là mon œil et mon oreille avaient été attentifs. Mon âme y passa tout entière. Je suivais, j'écoutais tout avec avidité. La manière dont j'avais été élevée contribuait sans doute à développer cette force active, qui cherchait à se nourrir. Mes études ont été très-fortes dès mon enfance. Mon père, qui m'aimait avec une extrême tendresse et qui avait jugé mon caractère, ne voulut pas que je fusse élevée loin de la maison paternelle. Lui-même s'occupa de mon éducation. Par ses soins, je reçus une nourriture morale plus substantielle que l'enfance ne la supporte ordinairement. Mes études furent celles d'un homme. Mon frère, qui de toutes manières remplaça mon pauvre père près de moi, continua le même mode d'enseignement; et je ne fléchis pas sous le faix.

On a beaucoup dit que la révolution, avait détruit tout principe, et que l'éducation en avait immensément souffert. Cette assertion est fausse. L'éducation des bonnes manières, voilà celle qui a reçu une atteinte tellement profonde que jamais

ellen'en guérira. Cela est fàcheux: l'absence de cette courtoisie, de cette urbanité qui faisait renommer la France comme la plus polie entre les nations, est peut-être en effet un obstacle aux relations intimes qui unissent entre elles les différentes parties de la société. Je vois donc la perte de ceite fleur de politesse exquise que nous possédions, et que nous n'avons plus, hélas! comme une chose plus sérieuse qu'une futile exigence de cérémonial. L'impolitesse, l'impertinence même l'ont remplacée, sans que la franchise, la générosité les fassent pardonner.

D'un autre côté, l'éducation a beaucoup gagné au changement total qui s'est opéré dans toutes ses parties. Sans doute, la tourmente révolutionnaire mit obstacle pendant 93 et 94, aux soins de l'éducation privée : tout était bouleversé. Quant à moi, j'ai toujours trouvé dans ma famille même les plus excellens maîtres, et je ne dois pas me plaindre. Mais il faut que je convienne que sous le rapport si essentiel de la religion, on éprouvait de véritables privations. Tout ce qui était élevé dans des pensions souffrait à cet égard; mais cette souffrance fut courte. Les parens, d'ailleurs (et je parle ici de la grande masse), donnaient eux-mêmes les premières notions religieuses à leurs enfans.

Quant à la jeunesse en général, si pendant une

courte époque elle fut privée de ses universités, de ses grands colléges, il est notoire qu'il lui était ouvert une carrière bien autrement féconde dans ses résultats que l'enseignement gothique et routinier que suivaient les frères minimes dans les écoles. Dans ces temps de troubles et de malheurs, continuellement aux prises avec un danger permanent, souvent obligée de braver la mort, la proscription, de supporter la misère, dans un âge qui lui-même est l'objet des plus tendres soins, contrainte à une prudence dont bien souvent dépendait la vie de tout ce qui lui était cher, la jeune génération d'alors recevait, du spectacle imposant et terrible qu'elle avait sous les yeux, les leçons les plus instructives. Les femmes y acquéraient une prudence de conduite, un esprit d'observation qui n'étaient plus de la ruse. Elles avaient la preuve que des talens réels, une instruction positive devenaient doublement utiles, car ils donnaient du pain. Les hommes y puisaient, avec la haine de l'oppression, cet amour de la gloire, ce mépris de la mort, qui les rendaient invincibles; ils y prenaient une connaissance entière de leurs droits et de ceux de la patrie. C'est avec ces hommes-là que Bonaparte a conquis l'Italie; c'est avec eux qu'il est allé remuer la vieille Egypte. C'est encore l'un d'eux qui commandait

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