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que et des affaires! Il prévoyait, dit-on, qu'il fallait être riche pour être ensuite indépendant. Je crois qu'il prévoyait moins cela alors, qu'il n'obéissait à un goût naturel, à un besoin chez lui très-caractérisé et qu'ont noté tous ceux qui l'ont bien connu. Seulement il y joignait bien du bel air.

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Dans une des lettres de ce temps à madame de Bernières, il met ce mot à l'adresse de Thieriot : « Et vous, mon cher Thieriot..., je vous demande instamment un Virgile et un Homère (non pas celui de La Motte). Envoyez cela, je vous prie, au suisse de l'hôtel de Villars, pour me le faire tenir à Villars. J'en ai un besoin pressant. Envoyez-le-moi plutôt aujourd'hui que demain. Ces deux auteurs sont mes dieux domestiques, sans lesquels je ne devrais point voyager. » Voilà le poëme épique qui le préoccupe au milieu de tant d'autres soins; cette diversité d'emplois et de pensées ne laisse pas d'y nuire. Conçu, bercé, caressé et promené dans ces châteaux des Sully, des Caumartin, le poëme de la Henriade n'y reçut jamais ce dernier achèvement de la méditation, de la solitude, ce je ne sais quoi de sacré que donne la visite silencieuse de la Muse. Homère et Virgile n'étaient pas, j'imagine, sujets à de telles diversions mondaines. Molière, louant le peintre Mignard, son ami, et célébrant ses grands travaux du Val-deGrâce, lui disait, ou plutôt disait à son sujet à Colbert :

L'étude et la visite ont leurs talents à part;
Qui se donne à la Cour se dérobe à son art.
Un esprit partagé rarement s'y consomme,
Et les emplois de feu demandent tout un homme.

Le feu chez Voltaire fut toujours rapide. Ce ne fut qu'une flamme souvent charmante; ce qu'elle n'avait pas dessiné en courant et du premier jet, le foyer intérieur n'y suppléait pas. Même quand il eut tout le loisir,

il n'eut jamais le recueillement; son esprit, de tout temps, resta partagé.

Il est vrai que, si l'on excepte les poëmes épiques, on fait bien des choses à la fois dans la jeunesse. Ce grand monde et ces salons qui se disputaient Voltaire l'accomplirent à certains égards et firent de lui le poëte du tour le plus vif, le plus aisé, l'homme de lettres du goût le plus naturellement élégant. Quand on ne songe qu'à l'idéal de l'agrément, à la fleur de fine raillerie et d'urbanité, on se plaît à se figurer Voltaire dans cette demi-retraite, dans ces jouissances de société qu'il rêva bien souvent, qu'il traversa quelquefois, mais d'où il s'échappait toujours. « Mon Dieu, mon cher Cideville, écrivait-il à l'un de ses amis du bon temps, que ce serait une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de Lettres avec des talents et point de jalousie, de s'aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, d'en parler, de s'éclairer mutuellement ! Je me figure que je vivrai un jour dans ce petit paradis, mais je veux que vous en soyez le dieu. » La lettre où il dit cela est de 1732, c'est-à-dire d'une date postérieure à son séjour en Angleterre. Sans trop presser les dates, les personnages de cette intimité idéale que de loin et à distance on lui compose, seraient Formont, Cideville, Des Alleurs, madame du Deffand, le président de Maisons, Genonville, l'élite des amis de sa première ou de sa seconde jeunesse; gens d'esprit et de commerce sûr, jugeant, riant de tout, mais entre soi, sans en faire part au public, sachant de toutes choses ou croyant savoir ce qui en est, prenant le monde en douceur et en ironie, et occupés à se rendre heureux ensemble par les plaisirs de la conversation et d'une étude communicative et sans contrainte. Mais Voltaire, en étant le dieu d'un tel monde et se modérant assez pour s'en contenter, se condamnant à mener cette vie de parfait galant homme,

n'eût rien été qu'un Voiture accompli et un Hamilton supérieur : et il avait en lui une autre étoffe, bien d'autres facultés qui étaient à la fois son honneur et son danger. Il traversa bien souvent dans sa vie de ces cercles délicieux (suavissimam gentem, comme il disait) qui se formaient un moment autour de lui, qui se ralliaient à son brillant, dont il était le génie familier et l'âme, et il en sortait bientôt par quelque accident. L'accident au fond venait de lui : il tenait à un défaut et à une qualité. Le défaut, c'était le besoin d'action à tout prix, le besoin de bruit et de renommée qui ne se passait ni des intrigues ni des manéges, et qui jouait avec les moyens scabreux de là toute une suite d'indiscrétions, de déguisements, de rétractations, de désaveux, de mensonges, une infinité de misères. La qualité était une passion souvent sincère et la conviction sur des points qui intéressaient l'humanité. Mais, même lorsqu'il fut devenu ce qu'il n'aurait pu dans aucun cas s'empêcher d'être, le roi des poëtes de son temps et le chef du parti philosophique, même alors Voltaire avait des regrets et des habitudes d'homme de société, d'auteur de société, et qui n'aurait voulu rester que cela. A l'entendre, lui l'homme de la publicité harcelante et qui fatigua la renommée, il ne publiait jamais, presque jamais, ses livres que malgré lui, à son corps défendant: il avait un secrétaire qui le volait, un ami indiscret qui colportait ses manuscrits; le libraire pirate s'emparait de son bien en le gâtant, en le falsifiant, et force lui était alors d'imprimer lui-même ses productions et de les livrer au public dans leur sincérité. C'était son apologie.

Comment est-ce donc qu'on a imprimé ma lettre à l'abbé Dubos? écrivait-il à Thieriot en 1739; j'en suis très-mortifié : il est dur d'être toujours un homme public. » Ce fut toute sa vie sa prétention d'avoir l'existence d'un écrivain gentilhomme, qui vit de son bien,

s'amuse, joue la tragédie en société, s'égaie avec ses amis et se moque du monde : « Je suis bien fâché, écrivait-il de Ferney à d'Argental (1764), qu'on ait imprimé Ce qui plaît aux dames et l'Education des filles; c'est faner de petites fleurs qui ne sont agréables que quand on ne les vend pas au marché. »

Je me suis amusé moi-même à recueillir dans la Correspondance nouvellement publiée bon nombre de préceptes de vie qui se rapportent à ce régime de gaieté, auquel il dérogea souvent, mais sur lequel aussi il revient trop habituellement pour que ce ne soit pas celui qu'il préfère :

« Ce monde est une guerre; celui qui rit aux dépens des autres est victorieux. »>

« Je me contente de ricaner sans me mêler de rien. Il est vrai que je ricane beaucoup. Cela fait du bien et soutient son homme dans la vieillesse. >>

« Mes anges (il appelle ainsi M. et madame d'Argental), en attendant la tragédie, voici la farce; il faut toujours s'amuser, rien n'est si sain. >>

« Que la guerre continue (celle de Sept ans), que la paix se fasse, vivamus et bibamus! »

« Je me ruine (à bâtir), je le sais bien; mais je m'amuse. Je joue avec la vie; voilà la seule chose à quoi elle soit bonne. »>

« J'ai essuyé de bien cruelles afflictions en ma vie ; le baume de Fier-à-bras que j'ai appliqué sur mes blessures a toujours été de chercher à m'égayer. Rien ne m'a paru si gai que mon Épitre dédicatoire (celle de la tragédie des Scythes). Je ne sais pas si elle aura plu, mais elle m'a fait rire dans le temps que j'étais au désespoir. >> « Réjouissez-vous bien, Monsieur (il parle au comte de La Touraille), il n'y a que cela de bon, après tout. »

J'arrête là ces citations qu'on pourrait multiplier à l'infini. On sent en plus d'un endroit une sorte de parti pris de rire. Il ne rit pas seulement, il ricane; il y a un peu de tic, c'est le défaut. A la longue, on prend toujours la ride de son sourire.

Quoi qu'il en soit, Voltaire, même au début, avant le rire bouffon et le rire décharné, Voltaire dans sa fleur

de gaieté et de malice était bien, par tempérament comme par principes, le poëte et l'artiste d'une époque dont le but et l'inspiration avouée était le plaisir, avant tout le plaisir.

Mais les cercles les plus agréables, cependant, ne suffisaient point à Voltaire et ne pouvaient l'enfermer : il en sortait, à tout moment, je l'ai dit, et par des défauts et par des parties plus sérieuses et louables. Il en sortait parce qu'il avait le diable au corps, et parce qu'il avait aussi des étincelles du dieu. Se moquer est bien amusant; mais ce n'est qu'un mince plaisir si l'on ne se moque des gens à leur nez et à leur barbe, si les sots ennemis qu'on drape n'en sont pas informés et désolés; de là mille saillies, mille escarmouches imprudentes qui devenaient entre eux et lui des guerres à mort. Le théâtre, la tragédie, qu'adorait Voltaire et où il excellait selon le goût • de son temps, le livrait au public par un plus noble côté. L'histoire, où il excellait aussi, et où il se montrait supérieur quand elle était contemporaine ou presque contemporaine, ne le conviait pas moins à devenir un auteur célèbre dans le sens le plus respectable du mot, le peintre de son siècle et du siècle précédent. Voltaire. s'intéressait à tout ce qui se passait dans le monde auprès de lui ou loin de lui; il y prenait part, il y prenait feu; il s'occupait des affaires des autres, et, pour peu que sa fibre en fût émue, il en faisait les siennes propres; il portait le mouvement et le remue-ménage partout où il était, et devenait un charme ou un tourment. Ce diable d'homme (c'est le nom dont on le nomme involontairement) ne pouvait donc, dans aucun cas, malgré ses velléités de retraite et de riante sagesse, se confiner à l'existence brillante et douce d'un Atticus ou même d'un Horace, et se contenter pour la devise de sa vie de ce mot qu'il écrivait galamment au maréchal de Richelieu : « Je me borne à vous amuser. » Il avait commencé,

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