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CAUSERIES DU LUNDI

Lundi, 20 octobre 1856.

LETTRES INÉDITES

DE VOLTAIRE

recueillies par M. DE CAYROL, ANNOTÉES PAR M. A. FRANÇOIS, AVEC UNE PRÉFACE DE M. SAINT-MARC GIRARDIN (1).

La vérité sur les hommes comme sur les choses est difficile à trouver, et quand elle est trouvée une fois, elle n'est pas moins difficile à conserver. Où en est-on sur Voltaire? à combattre encore, à se contredire, à se lancer ce nom à la tête comme une arme de guerre, à s'en faire un signal de ralliement ou une pierre de scandale. Nous demandons la permission, ayant à parler de lui, d'en rester à nos propres impressions déjà anciennes, fort antérieures à des débats récents, et de redire, à propos des volumes aujourd'hui publiés, et sauf les applications nouvelles, le jugement assez complexe que nous avons tâché, durant plus de vingt ans, de nous former sur son compte, de mûrir en nous et de

(1) Deux vol. in-8°, chez Didier, libraire, quai des Augustins, 35.

rectifier sans cesse, ne voulant rien ôter à un grand esprit si français par les qualités et les défauts, et voulant encore moins faire, de celui qui n'a rien ou presque rien respecté, un personnage d'autorité morale et philosophique, une religion à son tour ou une idole.

Il n'y aura d'ailleurs nulle singularité ni originalité en tout ceci. Voilà déjà trois générations, ce me semble, qui se succèdent et dans lesquelles un nombre assez considérable d'esprits partis de points de vue fort différents se sont fait de Voltaire une assez juste idée, mais une idée qui est restée dans la chambre entre quelquesuns et qui a toujours été remise en question par la jeunesse survenante; car les jeunes gens, à leur insu, au moment où ils entrent activement dans la vie, cherchent plutôt dans les hommes célèbres du passé et dans les noms en vogue des prétextes à leurs propres passions ou à leurs systèmes, des véhicules à leurs trains d'idées. et à leurs ardeurs soit qu'ils les épousent et les exaltent, soit qu'ils les prennent à partie et les insultent, c'est eux-mêmes encore qu'ils voient à travers; c'est leur propre idée qu'ils saluent et qu'ils préconisent, c'est l'idée contraire qu'ils rabaissent et qu'ils rudoient. Voir les choses telles qu'elles sont et les hommes tels qu'ils ont été est l'affaire déjà d'une intelligence qui se désintéresse, et un effet, je le crains, du refroidissement.

Je dis que pendant trois générations successives Voltaire a été sainement apprécié de quelques-uns, bien que ces jugements soient comme en pure perte et qu'ils n'aient pu se consolider encore et s'établir parmi tous. Comptons un peu. De son vivant, il a été parfaitement jugé et connu, tant pour ses bonnes qualités que pour ses défauts, pour ses belles et charmantes parties que pour ses folies et ses détestables travers, par des personnes de sa société, et, jusqu'à un certain point, de ses

amis. Qui voudrait recueillir dans les Correspondances du temps les mots et les jugements de madame Du Deffand, du président Hénault et autres de ce monde-là sur Voltaire, les jugements du président de Brosses, de Frédéric, de madame de Créqui (j'en ai donné des échantillons), quiconque ferait cela aurait l'idée d'un Voltaire vrai, non convenu, non idéalisé et ennobli par l'esprit de parti, et auquel on laisserait toutefois la gloire entière de ses talents. Mais cette opinion de quelques témoins clairvoyants et bien informés se transmit peu. L'éloignement où Voltaire se tint dans ses dernières années, la révérence qu'il inspirait de loin, dans son cadre de Ferney, aux générations nouvelles qui n'avaient rien vu de sa pétulante et longue jeunesse, le concert de louanges que sa vieillesse habile et infatigable avait fini par exciter en France et en Europe, tout prépara l'apothéose dans laquelle il s'éteignit et contre laquelle bien peu de protestations alors s'élevèrent. Cependant il avait contre lui au fond, même dans le parti de la philosophie dès lors, triomphant, les disciples et les sectateurs de ce Rousseau qu'il avait méconnu et outragé. Après que la Révolution eut fait son œuvre de ruine, bien des anciens adorateurs de Voltaire se détachèrent de son culte plus qu'à demi; ils sentirent le prix des institutions qu'il avait imprudemment sapées; ils se dirent qu'il les aurait, lui aussi, regrettées comme ils les regrettaient eux-mêmes; on se rendit mieux compte de ses inconséquences, et, en gardant de l'admiration pour l'esprit inimitable et séduisant, on en vint à le juger avec une sévérité morale justifiée par l'expérience. Marie-Joseph Chénier continuait de tout admirer de Voltaire, et l'Épître qu'il lui adressa put devenir le programme brillant du peuple des voltairiens mais les gens de goût et dont en même temps l'esprit s'ouvrait à des aperçus d'un ordre plus élevé,

rectifier sans cesse, ne voulant rien ôter à un grand esprit si français par les qualités et les défauts, et voulant encore moins faire, de celui qui n'a rien ou presque rien respecté, un personnage d'autorité morale et philosophique, une religion à son tour ou une idole.

Il n'y aura d'ailleurs nulle singularité ni originalité en tout ceci. Voilà déjà trois générations, ce me semble, qui se succèdent et dans lesquelles un nombre assez considérable d'esprits partis de points de vue fort différents se sont fait de Voltaire une assez juste idée, mais une idée qui est restée dans la chambre entre quelquesuns et qui a toujours été remise en question par la jeunesse survenante; car les jeunes gens, à leur insu, au moment où ils entrent activement dans la vie, cherchent plutôt dans les hommes célèbres du passé et dans les noms en vogue des prétextes à leurs propres passions ou à leurs systèmes, des véhicules à leurs trains d'idées et à leurs ardeurs : soit qu'ils les épousent et les exaltent, soit qu'ils les prennent à partie et les insultent, c'est eux-mêmes encore qu'ils voient à travers; c'est leur propre idée qu'ils saluent et qu'ils préconisent, c'est l'idée contraire qu'ils rabaissent et qu'ils rudoient. Voir les choses telles qu'elles sont et les hommes tels qu'ils ont été est l'affaire déjà d'une intelligence qui se désintéresse, et un effet, je le crains, du refroidissement.

Je dis que pendant trois générations successives Voltaire a été sainement apprécié de quelques-uns, bien que ces jugements soient comme en pure perte et qu'ils n'aient pu se consolider encore et s'établir parmi tous. Comptons un peu. De son vivant, il a été parfaitement jugé et connu, tant pour ses bonnes qualités que pour ses défauts, pour ses belles et charmantes parties que pour ses folies et ses détestables travers, par des personnes de sa société, et, jusqu'à un certain point, de ses

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