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des ministres calvinistes, et par le voisinage de Genève il se mettait à l'abri du côté de la France et des Parlements. Une maison d'hiver à Lausanne, les Délices ou ce qu'il appelait sa guinguette près de Genève, les châteaux de Ferney et de Tourney pour les étés, voilà tous les gîtes d'agrément et de précaution qu'une expérience chèrement payée lui conseilla de se ménager, et que sa grande fortune lui permit d'acquérir. Il en rabattit après quelques années; Ferney devint et resta son séjour unique et suffisant.

Un des premiers soins qu'il se donna dans sa retraite fut d'élever et de doter la petite-nièce de Corneille; il entreprit le Commentaire sur le théâtre de son grandoncle. Quelque jugement qu'on porte sur l'ensemble de ce travail, il le conçut à bonne fin et le commença avec un zèle extrême :

« L'entreprise est délicate, écrivait-il à un de ses amis de Paris, M. de Chenevières; il s'agit d'avoir raison sur trente-deux pièces; aussi je consulte l'Académie toutes les postes, et je soumets toujours mon opinion à la sienne. J'espère qu'avec cette précaution l'ouvrage sera utile aux Français et aux étrangers. Il faut se donner le plus d'occupation que l'on peut pour se rendre la vie supportable dans ce monde. Que deviendrait-on si on perd son temps à dire : Nous avons perdu Pondichéry, les billets royaux perdent soixante pour cent, etc?... Vous m'avouerez que ces discours seraient fort tristes. Je prends donc mon parti de planter, de bâtir, de commenter Corneille, et de tâcher de l'imiter de loin, le tout pour éviter l'oisiveté. » « Plus j'avance dans la carrière de la vie, disait-il encore, et plus je trouve le travail nécessaire. Il devient à la longue le plus grand des plaisirs et tient lieu de toutes les illusions qu'on a perdues. »

Dans tout ceci je m'attacherai à présenter le Voltaire, non pas le plus complet, mais le plus honorable et le plus souhaitable, sans pourtant dissimuler l'autre, et en laissant apercevoir l'homme dans sa vérité.

Dans ce Commentaire sur Corneille, il fut fort sincère; là même où sa critique nous paraît excessive et trop peu intelligente de l'ancienne langue, il obéit à

son goût personnel, à ses habitudes d'élégance, à l'ennui que lui causaient à la longue les mauvaises pièces du vieux tragique. D'Olivet, ancien professeur de Voltaire, s'était mis à étudier Racine en grammairien et y avait relevé toutes sortes de fautes:

« Mon cher maître, lui écrivait Voltaire, je vous trouve quelquefois bien sévère avec Racine. Ne lui reprochez-vous pas quelquefois d'heureuses licences, qui ne sont pas des fautes en poésie? Il y a dans ce grand homme plus de vers faibles qu'il n'y en a d'incorrects; mais, malgré tout cela, nous savons, vous et moi, que personne n'a jamais porté l'art de la parole à un plus haut point, ni donné plus de charme à la langue française. J'ai souscrit, il y a deux ans, pour une édition qu'on doit faire de ses pièces de théâtre avec des commentaires. J'ignore qui sera assez hardi pour le juger, et assez heureux pour le bien juger. Il n'en est pas de ce grand homme, qui allait toujours en s'élevant, comme de Corneille, qui allait toujours en baissant, ou plutôt en tombant de la chute la plus lourde. Racine a fini par être le premier des poëtes dans Athalie, et Corneille a été le der→ nier dans plus de dix pièces de théâtre, sans qu'il y ait dans ces enfants infortunés ni la plus légère étincelle de génie, ni le moindre vers à retenir. Cela est presque incompréhensible dans l'auteur des beaux morceaux de Cinna, du Cid, de Pompée, de Polyeucte. »

Il dit là toute sa pensée.

Un avocat journaliste qui ne demandait avis à personne et qui jugeait d'après lui-même jusqu'à être souvent seul contre tous, Linguet, dont Voltaire a su apprécier les talents et la vigueur d'esprit, publia sur le grand écrivain, au lendemain de sa mort, un Essai où il y a quelques réflexions très-justes et fort bien rendues. Linguet veut expliquer à ses contemporains comment Voltaire a pu être et paraître si universel, et par quel enchaînement de circonstances, par quelle suite d'événements qui ne furent des épreuves que le moins possible, la destinée le favorisa en lui donnant une jeunesse si aisée, si répandue, si bien servie de tous les secours, et en lui ménageant à Ferney une longue vieillesse si retirée et si garantie du tourbillon :

«La jeunesse de presque tous les écrivains célèbres, disait Linguet, se consume ordinairement, ou dans les angoisses du malaise, ou dans les embarras attachés à ce qu'on appelle le choix d'un état. Ils sont tyrannisés, ou du moins distraits longtemps par leurs familles, si ce n'est par leurs besoins. Il n'y en a presque pas un chez qui le premier essor du talent n'ait été combattu comme un délire qu'il fallait réprimer, ou retardé, affaibli par la détresse, plus accablante encore que les contradictions... Il y a donc bien peu d'entre eux dont le public puisse se flatter de connaître les talents en entier. Dans l'âge où la culture, l'exercice, la liberté, seraient nécessaires pour les nourrir, les développer et les accroître, le souci les dessèche et l'esclavage les étouffe plus tard, quand la réputation est faite, le repos, l'abondance les énervent. Jeunes, les gens de lettres sont éloignés du monde, dont le commerce modéré, recherché sans avilisse-. ment d'un côté, accordé sans orgueil de l'autre, servirait infiniment à les former dans un âge plus avancé ils y sont portés, fêtés, absorbés, de manière qu'il ne leur reste plus de temps pour l'étude ou le travail. Il n'en a pas été ainsi de M. de Voltaire... »

Et, en effet, on se rend compte aussitôt de la différence : sa jeunesse fut toute portée, toute favorisée par les circonstances, et il ne cessa d'avoir le zéphyr en poupe, depuis le jour où Ninon lui légua de quoi acheter des livres jusqu'au jour, le premier tout à fait sérieux et douloureux de sa vie, où il eut son aventure avec le chevalier de Rohan. Les longues années de Cirey furent encore pour lui des années d'étude variée et de bonheur. Lorsqu'il quitta la Prusse après sa seconde épreuve douloureuse et quand était venue déjà la première vieillesse, il était le mieux muni et le mieux préparé des hommes pour mettre à profit les loisirs de la retraite où il sut entrer, et pour y multiplier les productions de tout genre avec une abondance et une facilité qui étonnerait moins aujourd'hui, mais qui parut phénoménale dans son siècle. Cette santé même dont il se plaignait toujours, cette complexion voltairienne, de tout temps « assez robuste pour résister au travail d'esprit le plus actif, et assez délicate pour soutenir difficilement tout autre excès, » lui était un fonds précieux dont il usait à mer

veille, et qu'il gouvernait sous air de libéralité avec une prudente économie. Lui-même, d'ailleurs, dans une des lettres les plus jolies du nouveau Recueil, et qui est de son meilleur entrain, il a réduit à sa valeur cette réputation exagérée d'universalité qu'on se plaisait à lui faire :

« Je viens de lire un morceau, écrivait-il à M. Daquin, censeur et critique (22 décembre 1766), où vous assurez que je suis heureux. Vous ne vous trompez pas je me crois le plus heureux des hommes; mais il ne faut pas que je le dise : cela est trop cruel pour les autres.

« Vous citez M. de Chamberlan, auquel vous prétendez que j'ai écrit que tous les hommes sont nés avec une égale portion d'intelligence. Dieu me préserve d'avoir jamais écrit cette fausseté! J'ai, dès l'àge de douze ans, senti et pensé tout le contraire. Je devinais dès lors le nombre prodigieux de choses pour lesquelles je n'avais aucun talent. J'ai connu que mes organes n'étaient pas disposés à aller bien loin dans les mathématiques. J'ai éprouvé que je n'avais nulle disposition pour la musique. Dieu a dit à chaque homme : Tu pourras aller jusque-là, et tu n'iras pas plus loin. J'avais quelque ouverture pour apprendre les langues de l'Europe, aucune pour les orientales: Non omnia possumus omnes. Dieu a donné la voix aux rossignols et l'odorat aux chiens; encore y a-t-il des chiens qui n'en ont pas. Quelle extravagance d'imaginer que chaque homme aurait pu être un Newton! Ah! monsieur, vous avez été autrefois de mes amis; ne m'attribuez pas la plus grande des impertinences!

« Quand vous aurez quelque Semaine curieuse (1), ayez la bonté de me la faire passer par M. Thieriot, mon ami; il est, je crois, le vôtre. Comptez toujours sur l'estime, sur l'amitié d'un vieux philosophe qui a la manie, à la vérité, de se croire un très-bon cultivateur, mais qui n'a pas celle de croire qu'on ait tous les talents. >>

Quand Voltaire a raison, il n'y a que lui pour avoir la raison si facile et si légère.

N'allons pas croire, toutefois, que Ferney ait corrigé Voltaire: il était de ceux qui pensent qu'on ne se donne rien et qu'on se corrige très-peu. Il vivait sans se contraindre, selon ses veines et ses boutades de nature. Il y a chez lui l'homme irréligieux, anti-chrétien, que le

(1) Une espèce de Revue littéraire que publiait M. Daquin.

séjour de Ferney ne fera que fortifier par la sécurité et confirmer dans ses hardiesses. De même que dans ses lettres les plus ordinaires, il y a toujours un joli tour, un je ne sais quoi de piquant et de leste et un air d'agrément, de même dans ses meilleures pages, il y a presque toujours une pointe de licence, d'impiété, qui se glisse et qui se fait sentir, ne fût-ce qu'en jouant, et au moment où l'on s'y attend le moins. Il nous suffit de dire que, dans le nouveau Recueil, ce côté n'est pas celui qui domine. On fait plus qu'entrevoir, pourtant, le fond du cœur de Voltaire et sa passion d'homme de parti, lorsque, écrivant à M. Bordes de Lyon, sur la nomination de Clément XIV, il lui dit (juillet 1769):

« Je ne sais pas trop ce que sera le cordelier Ganganelli; tout ce que je sais, c'est que le cardinal de Bernis l'a nommé pape, et que par conséquent ce ne sera pas un Sixte-Quint. C'est bien dommage, comme vous le dites, qu'on ne nous ait pas donné un brouillon. Il nous fallait un fou, et j'ai peur qu'on ne nous ait donné un homme sage... Les abus ne se corrigent que quand ils sont outrés. »

Ce sont là de détestables sentiments, en même temps qu'un détestable système et une fausse vue des véritables intérêts qui importent le plus aux hommes réunis en société. Bien imprudent et insensé celui qui, en quelque ordre que ce soit, appelle de ses vœux l'excès du mal sous prétexte d'un total et prochain redressement, et qui se plaint lorsqu'à la tête des pouvoirs humains (pour ne parler ici qu'humainement).se rencontrent la modération et la sagesse !

Ce même M. Bordes, à qui Voltaire écrivait ainsi, était un ancien ami de Jean-Jacques Rousseau, et qui était devenu, depuis, son réfutateur et son adversaire. En lui parlant de Rousseau, Voltaire s'abandonne à toute son antipathie contre cet émule et ce puissant collaborateur, en qui il s'obstine à ne voir qu'un fou et qu'il injurie sans pitié :

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