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amis. Qui voudrait recueillir dans les Correspondances du temps les mots et les jugements de madame Du Deffand, du président Hénault et autres de ce monde-là sur Voltaire, les jugements du président de Brosses, de Frédéric, de madame de Créqui (j'en ai donné des échantillons), quiconque ferait cela aurait l'idée d'un Voltaire vrai, non convenu, non idéalisé et ennobli par l'esprit de parti, et auquel on laisserait toutefois la gloire entière de ses talents. Mais cette opinion de quelques témoins clairvoyants et bien informés se transmit peu. L'éloignement où Voltaire se tint dans ses dernières années, la révérence qu'il inspirait de loin, dans son cadre de Ferney, aux générations nouvelles qui n'avaient rien vu de sa pétulante et longue jeunesse, le concert de louanges que sa vieillesse habile et infatigable avait fini par exciter en France et en Europe, tout prépara l'apothéose dans laquelle il s'éteignit et contre laquelle bien peu de protestations alors s'élevèrent. Cependant il avait contre lui au fond, même dans le parti de la philosophie dès lors, triomphant, les disciples et les sectateurs de ce Rousseau qu'il avait méconnu et outragé. Après que la Révolution eut fait son œuvre de ruine, bien des anciens adorateurs de Voltaire se détachèrent de son culte plus qu'à demi; ils sentirent le prix des institutions qu'il avait imprudemment sapées; ils se dirent qu'il les aurait, lui aussi, regrettées comme ils les regrettaient eux-mêmes; on se rendit mieux compte de ses inconséquences, et, en gardant de l'admiration pour l'esprit inimitable et séduisant, on en vint à le juger avec une sévérité morale justifiée par l'expérience. Marie-Joseph Chénier continuait de tout admirer de Voltaire, et l'Épître qu'il lui adressa put devenir le programme brillant du peuple des voltairiens mais les gens de goût et dont en même temps l'esprit s'ouvrait à des aperçus d'un ordre plus élevé,

des hommes tels que M. de Fontanes, par exemple, savaient fort bien concilier ce que méritait en Voltaire l'auteur charmant, et ce qui était dû au satirique indécent, au.philosophe imprudent, inexcusable. Dans cette seconde génération, Voltaire trouva donc des juges très-éclairés, très-équitables de mesure, et qui surent faire les deux parts.

Quant à ce que j'appelle la troisième génération, et dans laquelle je prends la liberté de ranger les gens de mon âge à la suite de ceux qui ont une dizaine d'années de plus, c'est moins d'une admiration excessive qu'ils eurent à revenir que d'un sentiment plus ou moins contraire. L'influence de M. de Chateaubriand (juge d'ailleurs assez équitable de Voltaire), celle de madame de Staël, c'est-à-dire de Rousseau toujours, le réveil d'une philosophie spiritualiste et respectueuse pour la nature humaine, l'action aussi de la Renaissance religieuse qui atteignait au moins les imaginations quand ce n'était pas les cœurs, l'influence littéraire enfin qui soufflait tantôt de la patrie de Goëthe et de Schiller, tantôt de celle de Shakspeare, de Walter Scott et de Byron, ces diverses causes générales avaient fort agi sur plusieurs d'entre nous, jusque dans nos premières lectures de Voltaire. Quelques-uns étaient tentés de lui trop refuser. Mais, avec le temps, et en perdant soi-même de sa roideur et de sa morgue juvénile, on a rendu plus de justice à ce naturel parfait, à cette langue qui ne demande qu'à être l'organe rapide du plus agréable bon sens, qui l'est si souvent chez lui, et à laquelle, après tous les essors aventureux et les fatigues de style, on est heureux de se retremper et de se rafraîchir comme à la source maternelle. On s'est laissé reprendre à tant de qualités de vive justesse, de raison railleuse et de grâce. Je dirai donc, sans croire nous trop accorder, que dans cette troisième génération plus

d'un esprit en est revenu, sans fléchir sur les points essentiels, à voir en Voltaire ce qu'il convient d'y voir avant tout lorsqu'on le considère en lui-même et dans les conséquences immédiates qui sont sorties de ses œuvres. Mais ces conséquences (là est le malheur), elles ne sont pas seulement immédiates et relatives à son temps, elles ont encore à sortir et à courir pour plusieurs générations, et elles sont loin d'être épuisées. L'homme et l'écrivain chez Voltaire sont parfaitement définis et connus, ou du moins peuvent l'être : le combattant et le chef de parti Voltaire continue toujours. Comme un général mort, mais dont le nom promet des victoires, on l'a attaché sur son cheval, et la bataille se rengage autour de lui, comme autour du plus guerroyant. Il est le champion voué à des querelles immortelles. Demandez donc de l'impartialité dans cette mêlée! Pauvre effort d'une postérité qui fuit continuellement et recule! On se donne bien du mal pour arriver à être juste, à voir juste, et quand on a à peu près atteint le point, entrent à l'instant de nouveaux venus qui brouillent tout encore une fois, remettent tout en jeu, et, au nom de leurs passions ou de leurs convictions, ne veulent voir qu'un côté, sont excessifs dans l'enthousiasme comme dans l'invective; et c'est ainsi que tout est à recommencer toujours.

La publication de ces deux volumes de Lettres inédites va nous permettre et nous obliger de parcourir une fois de plus et de repasser rapidement en idée toute la vie de Voltaire. Elle ne change rien d'ailleurs à ce qu'on connaissait, elle n'y ajoute rien d'imprévu; avec Voltaire, il ne faut plus s'attendre depuis longtemps à des révélations; il a tout dit du premier coup. Mais ces deux volumes contiennent de nouveaux témoignages de son esprit et de ses grâces, et sont généralement assez purs de ses excès. On peut en parler sans

avoir à toucher nécessairement à rien de ce qui envenime. Les premières lettres en date nous le montrent dans cette première saillie de jeunesse et de joie, avant ses tristes aventures, avant ce voyage d'Angleterre, qui le fit rentrer en lui-même et le mûrit. Il a vingtquatre ans, il écrit à madame de Bernières, sa grande amie d'alors; il fait des rêves de retraite délicieuse avec elle dans sa maison de La Rivière-Bourdet, et dès ce temps-là il s'occupe de sa fortune avec M. de Bernières, qui paraît avoir eu le goût des spéculations et des entreprises:

<< Pour moi, Madame, qui ne sais point de compagnie plus aimable que la vôtre et qui la préfère même à celle des Indes, quoique j'y aie une bonne partie de mon bien, je vous assure que je songe bien plutôt au plaisir d'aller vivre avec vous à votre campagne, que je ne suis occupé du succès de l'affaire que nous entreprenons. La grande affaire et la seule qu'on doive avoir, c'est de vivre heureux; et si nous pouvions réussir à le devenir sans établir une caisse de Juifrerie, ce serait autant de peine épargnée. Ce qui est très-sûr, c'est que si notre affaire échoue, j'ai une consolation toute prête dans la douceur de votre commerce, etc. »

Il va à Villars chez la maréchale, qui était aussi l'une de ses grandes amies, et plus encore, une passion. Il partage en ce temps-là sa vie entre les Villars, les Sully, les Richelieu, les d'Ussé, les La Feuillade; il nage à fleur d'eau dans ce grand monde et s'y déploie à l'aise comme chez lui, avec une légère pointe d'insolence qui sent la conquête. On est sous la Régence; les rangs semblent confondus. Voltaire qui représente l'esprit ne conçoit nulle limite à son essor, et dès le premier jour il fraie sur le pied d'égalité avec les premiers. Ceux-ci le caressent et le gâtent, jusqu'à l'heure où l'un d'eux lui fera sentir que tout n'est pas encore gagné, que faveur n'est pas justice, et que tolérance n'est pas droit. Cependant, au milieu de ses succès, et tout en travaillant à ses tragédies, à son poëme épique, Voltaire songe

à ses affaires de fortune. Par un canal sûr qu'il a auprès du Régent (et il était à portée d'en avoir plus d'un parmi ses amis), il a parole d'obtenir un privilége pour la formation de je ne sais quelle compagnie; les capitalistes sont tout trouvés. Voltaire est à Villars; il s'y oublie un peu; les gens intéressés à l'affaire le pressent et lui font dire qu'il est urgent qu'il revienne à Paris. Il faut voir comme le gentilhomme Voltaire reçoit l'avis de ces messieurs, les hommes d'argent; c'est à madame de Bernières toujours qu'il écrit (1718):

« Si j'avais eu une chaise de poste, Madame, je serais venu à Paris par l'envie que j'ai de vous faire ma cour, plus que par l'empressement de finir l'affaire. Je ne l'ai pas négligée, quoique je sois resté à Villars. On m'a écrit que M. le Régent a donné sa parole, et comme j'ai celle de la personne qui l'a obtenue du Régent, je ne crains point qu'on se serve d'un autre canal que le mien; je peux même vous assurer que, si je pensais qu'ils eussent dessein (les hommes d'argent) de s'adresser à d'autres, mon peu de crédit auprès de certaines personnes serait assez fort pour faire échouer leur entreprise. Ces messieurs se inoquent du monde de s'imaginer que le succès de l'affaire dépende de me voir arriver à Paris le 15 plutôt que le 20; quelques jours de plus ou de moins `ne gâteront rien à nos arrangements.

« Je pars jeudi, demain au soir, avec M. et madame la maréchale de Villars. Quand je serai arrivé, il faudra que j'aille sur-le-champ à Versailles, dont je ne partirai qu'après avoir consommé l'affaire, ou l'avoir entièrement manquée. Vous me mandez que, si je ne suis pas à Paris aujourd'hui jeudi, la chose est manquée pour moi. Dites à vos messieurs qu'elle ne sera manquée que pour eux, que c'est à moi qu'on a promis le privilége, et que, quand je l'aurai une fois, je choisirai la compagnie qui me plaira. »

On voit que dans les affaires comme dans la littérature, comme dans le monde, et partout, il entre la tête haute, sûr qu'il est de son fait, remettant les gens à leur place et prenant la sienne hardiment, en grand seigneur de l'esprit.

Admire qui voudra cette faculté qu'avait Voltaire à vingt-quatre ans de faire des tragédies, un poëme épi

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