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« Ah!- monsieur, écrivait-il à M. Bordes (mars 1765), vous voyez bien que Jean-Jacques ressemble à un philosophe comme un singe ressemble à l'homme... On est revenu de ses sophismes, et sa personne est en horreur à tous les honnêtes gens qui ont approfondi son caractère. Quel philosophe qu'un brouillon et qu'un délateur! Comment a-t-on pu imaginer que les Corses lui avaient écrit? Je vous assure qu'il n'en est rien; il ne lui manquait que ce nouveau ridicule. Abandonnons ce malheureux à son opprobre. Les philosophes ne le comptent point parmi leurs frères. >>

Il n'a point assez d'injures dans son vocabulaire pour le flétrir : c'est « un misérable dont le cœur est aussi mal fait que l'esprit; » c'est « le chien de Diogène qui est attaqué de la rage. » Dans une lettre à M. Thomassin de Juilly, un autre des réfutateurs de Rousseau :

« Ce malheureux singe de Diogène, dit-il, qui croit s'être réfugié dans quelque vieux ais de son tonneau, mais qui n'a pas sa lanterne, n'a jamais écrit ni avec bon sens ni avec bonne foi. Pourvu qu'il débitât son orviétan, il était satisfait. Vous l'appelez Zoïle: il l'est de tous les talents et de toutes les vertus. »

Il y a particulièrement un endroit qui donne tristement à réfléchir sur la faiblesse du coeur humain chez les plus grands esprits. Voltaire vient d'écrire à la duchesse de Saxe-Gotha au sujet de l'exécution du chevalier de La Barre; il en est révolté, et avec raison; il trouve horrible que, pour un indigne méfait, et qui certes méritait (ce n'est plus lui qui parle) une correction sévère, le chevalier ait été torturé, décapité, livré aux flammes, comme on l'eût fait au douzième siècle; et tout à côté (tome II, page 558), dans la lettre suivante, adressée à M. Tabareau de Lyon, voilà qu'il plaisante lui-même sur l'idée qu'on pourrait bien pendre Jean-Jacques Rousseau :

«Je fais mon compliment, monsieur, à la ville de Lyon sur les droits qui lui sont rendus; mais je ne lui fais point mon compliment si elle pense qu'il y ait jamais eu un projet de déclarer Jean-Jacques le Cromwell de Genève. Il est vrai qu'on a trouvé dans les papiers

du sieur Niepz un mémoire de ce polisson pour bouleverser sa taupinière, et je vous réponds que si Jean-Jacques s'avisait de venir, il courrait grand risque de monter à une échelle qui ne serait pas celle de la Fortune. Mais vous ne vous souciez guère des affaires de Genève : elles sont fort ridicules... >>

Quel changement de ton! l'idée de Jean-Jacques montant à la potence ne lui arrache plus qu'un éclat de rire. Il est bien vrai que ce ne sont là que des paroles; que si Jean-Jacques était venu à Genève pour y tenter une insurrection, et s'était vu obligé de se réfugier à Ferney, et que si on avait dit tout d'un coup à Voltaire à table, en train de se déchaîner contre lui : « Le voilà qui entre! il est dans la cour du château, il vous demande asile, » Voltaire n'aurait plus dit : Le misérable! il se serait écrié : « Le malheureux ! Mais où est-il? qu'il entre vite! fermez les grilles !... » Il aurait couru l'embrasser (1). Ses propos sur Jean-Jacques n'en sont

(1) Je n'invente rien; ma supposition n'était qu'une réminiscence. On lit, en effet, dans la Correspondance littéraire de Grimm, à la date du 1er janvier 1766:

<«< A propos de M. de Voltaire et de J.-J. Rousseau, il faut conserver ici une anecdote qu'un témoin oculaire nous conta l'autre jour. Il s'était trouvé présent à Ferney le jour que M. de Voltaire reçut les Lettres de la Montagne, et qu'il y lut l'apostrophe qui le regarde; et voilà son regard qui s'enflamme, ses yeux qui étincellent de fureur, tout son corps qui frémit, et lui qui s'écrie avec une voix terrible : Ah! le scélérat! ah! le monstre! il faut que je le fasse assommer... Oui, j'enverrai le faire assommer dans les montagnes, entre les genoux de sa gouvernante. » << Calmez-vous, lui dit notre homme, je sais que Rousseau se propose de vous faire une visite, et qu'il viendra dans peu à Ferney. » « Ah! qu'il y vienne, répond M. de Voltaire. » « Mais comment le recevrez-vous? >> « Comment je le recevrai?... je lui donnerai à souper, je le mettrai dans mon lit, je lui dirai: Voilà un bon souper; ce lit est le meilleur de la maison; faites-moi le plaisir d'accepter l'un et l'autre, et d'être heureux chez moi. »

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« Ce trait, ajoute Grimm, m'a fait un sensible plaisir il peint M. de Voltaire mieux qu'il ne l'a jamais été; il fait en deux lignes l'histoire de toute sa vie. >>

L'homme dont parle Grimm a tout l'air d'être le prince de Ligne,

pas moins odieux et de toute indécence. Les hommes de lettres doivent veiller à leurs propos, à leurs pensées publiques, car ils ne peuvent donner au monde que cela.

Dans ses violences contre Rousseau, il ne faudrait point voir cependant de la jalousie. Voltaire n'était point jaloux; il était passionné, injuste, et dans le cas présent il obéissait en aveugle à toutes ses antipathies de goût et d'humeur contre l'homme qui ne badinait jamais, qui tournait tout, non en raillerie, mais en amertume; qui écrivait avec emphase, et dont l'élévation même devait lui sembler emphase; qui déclamait en républicain contre les arts, les spectacles : « Souvenez-vous que ce malheureux petit Jean-Jacques, le transfuge, m'écrivit il y a un an: Vous corrompez ma république pour prix de l'asile qu'elle vous a donné. » Toute l'explication du mépris léger de Voltaire pour Rousseau est dans ces mots-là. Il ne comprit rien au sérieux ardent de ce nouvel apôtre et à sa prise sur les jeunes âmes il n'y vit qu'un grotesque, par-ci par-là éloquent.

Ce n'était pas un démocrate que Voltaire, et il n'est

qui, de son côté, raconte ce qui suit d'une conversation de Voltaire, à Ferney:

« Je n'aime pas, disait Voltaire, les gens de mauvaise foi et qui se contredisent. Ecrire en forme pour ou contre toutes les religions est d'un fou. Qu'est-ce que c'est que cette profession de foi du vicaire savoyard de Jean-Jacques, par exemple ? » C'était le moment où il lui en voulait le plus; et dans le moment même qu'il disait que c'était un monstre, qu'on n'exilait pas un homme comme lui, mais que le bannissement était le mot, on lui dit : « Je crois que le voilà qui entre dans votre cour. » - Où est-il, le malheureux? s'écria-t-il ; qu'il vienne : voilà mes bras ouverts; il est chassé peut-être de Neuchátel et des environs. Qu'on me le cherche ! amenez-le-moi; tout ce que j'ai est à lui. »

Il en résulte bien certainement que Voltaire a dû dire quelque chose d'approchant.

pas mauvais de le rappeler à ceux qui de loin, et pour le besoin de leurs systèmes, veulent nous donner un Voltaire accommodé à la Jean-Jacques; quand on aime à étudier les hommes et à les voir tels qu'ils sont, on ne saurait s'accoutumer à ces statues symbolisées dont on menace de faire les idoles de l'avenir. Voltaire est contre les majorités et les méprise; en fait de raison, les masses lui paraissent naturellement bêtes; il ne croit au bon sens que chez un petit nombre, et c'est assez pour lui si l'on parvient à grossir peu à peu le petit troupeau :

« Il paraît par la dernière émeute, écrivait-il à M. Bordes (novembre 1768), que votre peuple de Lyon n'est pas philosophe; mais pourvu que les honnêtes gens le soient, je suis fort content. » — « La France, écrit-il à un autre de ses correspondants de Lyon, M. Tabareau, serait un bien joli pays sans les impôts et les pédants. A l'égard du peuple, il sera toujours sot et barbare: témoin ce qui est arrivé à Lyon. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. »

Malheureuse parole! Voltaire se moque quelque part du bruit qui avait couru qu'on allait ériger sa terre de Ferney en marquisat : « Le marquis Crébillon, le marquis Marmontel, le marquis Voltaire, ne seraient bons. qu'à être montrés à la foire avec les singes de Nicolet. » C'est avec son goût qu'il se moque du titre; mais son esprit, sa nature était aristocratique au fond, et cette fois sa première impression l'a emporté plus loin, il a été brutalement féodal. On a dit que la Révolution, s'il avait assez vécu pour en être témoin, l'aurait désolé ; ce qui est bien certain, c'est que les excès et les horreurs qui se mêlèrent dès l'abord aux utiles réformes ne l'auraient en rien surpris. En 93 même, s'il y avait assisté, il aurait dit : « Les y voilà, je les reconnais, mes Welches; c'est bien cela. » Nul n'a aussi vivement et aussi fréquemment exprimé le contraste qui se fait

remarquer dans le caractère des Français et des Parisiens aux diverses époques de notre histoire. Voici un passage entre dix autres :

« J'ai toujours peine à concevoir, écrit-il au père de Benjamin Constant (janvier 1776), comment une nation si agréable peut être en même temps si féroce, comment elle peut passer si aisément de l'Opéra à la Saint-Barthélemy; être tantôt composée de singes qui dansent, et tantôt d'ours qui hurlent; être à la fois si ingénieuse et si imbécile, tantôt si courageuse et tantôt si poltronne. »>

Et encore, et plus gaiement (septembre 1770):

« Je crois que rien ne pourra empêcher le Factum de La Chalotais de paraître; le public s'amusera, disputera, s'échauffera; dans un mois, tout finira; dans cinq semaines, tout s'oubliera. »

Il faut que ce soit un Français aussi Français que Voltaire qui dise de ces choses à sa nation d'alors et d'autrefois pour qu'on se permette de les répéter. Ajoutons, pour être juste, que dans toutes ses appréciations piquantes et sagaces, mais qui sentent la boutade, Voltaire oubliait ou ne prévoyait pas un adoucissement graduel de mœurs, un progrès insensible et continu. auquel lui-même contribuera. Le peuple de Paris a montré de nos jours, et même dans les périodes d'excès, qu'il n'était plus le même que ce peuple informe, tout nouvellement sorti de la société d'avant 89.

D'intéressantes lettres du nouveau Recueil adressées à Tronchin de Lyon pour être lues du cardinal de Tencin, et dont je me suis servi dans mon Étude sur la Margrave de Baireuth, ont fait dire que Voltaire, si habile à ménager et à nouer une négociation, aurait pu faire un ministre. Il faut bien s'entendre. Voltaire avait certainement tout l'esprit nécessaire pour être ministre; mais il ne s'agit pas tant, en politique, d'avoir quantité d'idées que d'avoir la bonne idée de chaque moment et de s'y tenir. Le tempérament voltairien, tel que nous le

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