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ton et de bon goût, et que jamais personne ne fut plus incapable que lui de nuire volontairement à qui que ce fût. C'est cependant à cet homme-là qu'on ose attribuer les satires les plus odieuses contre des femmes françaises et étrangères, et les calomnies les plus grossières contre une personne auguste (Marie-Antoinette), qui, dans le rang suprême, avait montré autant de bonté qu'elle fit éclater de grandeur d'âme dans l'excès de l'infortune. Voilà ce qu'offrent de plus saillant les prétendus Mémoires du duc de Lauzun, qui depuis quelque temps circulent manuscrits, et dont j'ai une copie entre les mains.

« Je garderais le silence sur cette œuvre de ténèbres, si je n'avais des raisons de croire que cette espèce de manuscrit dût être incessamment livré à l'impression.

<< Les suppositions et falsifications d'ouvrages ne sont point une chose nouvelle. De tout temps, des âmes passionnées ou mercenaires ont abusé des facilités que leur offraient des Mémoires particuliers, inédits, pour répandre, sous le nom d'autrui, le venin dont elles étaient remplies. Mais ce genre de crime semble devenir plus commun, au lieu de diminuer; et il s'accroîtra sans doute, si l'on se borne toujours à s'en plaindre sans y remédier. »

Et après avoir proposé un projet de loi assez vague et assez peu intelligible contre la diffamation et contre toute espèce d'imputation ayant un caractère personnel, M. de Talleyrand continuait :

<< Mais, ces lois n'existant point encore, je crois devoir à la mémoire d'un homme dont je fus l'ami, de déclarer qu'il n'a point fait, qu'il était incapable de faire et qu'il aurait eu horreur d'écrire les Mémoires qu'on a osé mettre sous son nom. Si je nʼattends point qu'ils soient publics, c'est que, selon toute probabilité, ils paraîtront tandis que je serai à la campagne et sans que j'en sois instruit (1).

<< Je n'ai point voulu que ma réclamation, étant différée, arrivât trop tard.

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En écrivant ceci, M. de Talleyrand croyait faire une

(1) Ils ne parurent que trois ans plus tard, et provoquèrent encore à cette date un démenti du duc de Choiseul, qui se lit au Moniteur du 22 décembre 1821.

bonne œuvre ; il faisait une œuvre agréable du moins aux personnes de sa société, mais il mentait, et il mentait sciemment, ce qui est toujours fâcheux quand on veut faire un acte public au nom de la morale.

J'ai sous les yeux une lettre de remercîment et d'action de grâces qui lui fut adressée à la date du 28 mars, le lendemain de l'article, par une noble dame d'alors, Mme la duchesse d'Es... On y lit (1):

« Je désire qu'on sente ici, mon Prince, l'importance du service que vous rendez. Personne ne lit l'histoire, et c'est dans les Mémoires que se forme l'instruction des salons. Vous me prouviez, l'autre jour, que leur opinion avait un grand poids. Une lettre de vous, ôtant à ces Mémoires leur authenticité, les anéantit, et les étrangers, que nos malheurs ont rendus si importants, n'y verront plus qu'un roman. Tout ce qui attaque les mœurs de la reine ôte quelque chose du respect dû à Madame (la duchesse d'Angoulème). Vous avez donc rendu un service très-important. Avanthier, ils étaient dangereux; aujourd'hui, ils ne sont plus.»

Mais ici on a droit d'interrompre la personne du monde qui juge de la sorte si à la légère, et de lui dire :

<< Non, Madame, il n'est au pouvoir d'aucun homme, si élevé qu'il soit par son nom et son influence, de récuser ainsi et de mettre à néant d'un trait de plume des indiscrétions, fussent-elles scandaleuses et préjudiciables à tout un ordre de la société. Un Caton lui-même, à défaut de M. de Talleyrand, ne le pourrait pas. L'ancienne société a jugé à propos de vivre d'une certaine manière, d'user et d'abuser de tous les biens qui lui ont été accordés. Ce n'est pas les hommes qu'on accuse; d'autres, à leur place, eussent fait de même : des plébéiens parvenus eussent fait comme les Lauzun, et seulement avec moins d'élégance. Mais enfin l'ancienne so

(1) Cette lettre autographe se trouve en tête de l'exemplaire des Mémoires de Lauzun appartenant à la Bibliothèque nationale.

ciété, ayant vécu de la sorte, ne pouvait avoir droit à tous les bénéfices, ni ajouter, à l'excès des prodigalités et des jouissances passées, la considération finale.qu'elle ne devrait qu'à la parfaite discrétion et au silence. L'ancienne société a abusé; elle a été punie et détruite, et cette punition, cette ruine se justifie aujourd'hui même avec éclat par les aveux successifs qui sortent de son propre sein. Les Mémoires de Lauzun existaient avant le démenti de M. de Talleyrand; ils existent et comptent deux fois plus après, car on en sent mieux l'importance. Ils ne semblent que frivoles au premier abord; ils ont un côté sérieux, bien plus durable, et l'histoire les enregistre au nombre des pièces à charge dans le grand procès du XVIIe siècle. »

Je n'ai voulu ici que faire entrevoir cette façon de les considérer; il est, en toutes choses, une conclusion élevée et raisonnable, qu'il ne faut jamais perdre de vue (1).

(1) Depuis que cet article est écrit, les Mémoires de Lauzun ont eu une suite d'aventures et ont causé maint désagrément à ceux qui s'en sont occupés. Publiés en mai 1858 d'une manière trop conforme au manuscrit par M. Louis Lacour, chez MM. PouletMalassis et de Broise, ils ont suscité des réclamations, des plaintes, un procès. La vertu des grandes dames de cette fin du xvIIe siècle a trouvé, d'une part, de zélés chevaliers dans la Société des Bibliophiles, et surtout dans le président de cette Société (M. Jérôme Pichon), antiquaire distingué et très-vif dans son culte du passé : d'autre part, le petit-fils d'une des plus compromises parmi ces anciennes beautés, laquelle avait déjà été nommée en toutes lettres dans l'édition de 1822, n'a pas estimé qu'il y avait lieu à prescription, et n'a pas cru devoir être de l'avis de Boileau :

Mais qui m'assurera qu'en ce long cercle d'ans,

A leurs fameux époux vos aïeules fidèles

Aux douceurs des galants furent toujours rebelles?

Il y a eu plainte portée devant la Justice comme pour un fait qui

n'est pas encore entré dans le vaste domaine de l'histoire, et, en conséquence, jugement et condamnation (26 janvier 1859). L'ancien régime était plus coulant sur ces choses de mœurs, une fois divulguées, et, après un premier éclat de colère, il était convenu qu'on fermerait les yeux; les éditeurs de Bussy-Rabutin et d'Hamilton auraient eu, sans cela, trop de comptes à rendre.

Lundi 7 juillet 1851.

JASMIN.

(Troisième volume de ses Poésies.)

(1851.)

Il y a toute une moitié de la France qui rirait si nous avions la prétention de lui apprendre ce que c'est que Jasmin, et qui nous répondrait en nous récitant de ses vers et en nous racontant mille traits de sa vie poétique; mais il y a une autre moitié de la France, celle du Nord, qui a besoin, de temps en temps, qu'on lui rappelle ce qui n'est pas sorti de son sein, ce qui n'est pas habituellement sous ses yeux et ce qui n'arrive pas directement à ses oreilles. C'est pour cette classe nombreuse de lecteurs que je voudrais aujourd'hui expliquer, avec plus d'ensemble que je ne l'ai pu faire autrefois, ce qu'est véritablement Jásmin, le célèbre poëte d'Agen, le poëte de ce temps-ci qui a le mieux tenu toutes ses

promesses.

Jasmin, né à Agen vers la fin du dernier siècle, est un homme qui doit avoir environ cinquante et un ans, mais plein de feu, de séve et de jeunesse; à l'œil noir, aux cheveux qui, il y a peu de temps, l'étaient encore, au teint bruni, à la lèvre ardente, à la physionomie franche, ouverte, expressive. Né pauvre, de la plus

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